2.3.1. La micro-économie walrassienne, ou le programme de recherche néo-classique : une portée macro-analytique

Au sein du programme de recherche néo-classique, hypothèses et prémisses, psychologiques et situationnelles, se déploient autour de deux agents économiques au statut, on l’a dit, ambigu. Ainsi que le révèle la terminologie en vigueur, il est en effet difficile de savoir si l’on a affaire à des individus ou à des entités collectives -à un ’consommateur’ ou à un ’ménage’ ; à un ’producteur’ ou à une ’firme’. Sans doute cette ambiguïté surgit-elle du fait même que la réalité sous-jacente revêt une forme hybride. Cette incertitude, cependant, ne prête guère à conséquences, car la théorie néo-classique n’est pas prioritairement une théorie du comportement du ménage-consommateur ou de la firme-producteur. Ainsi ses prétentions descriptives ne s’attachent expressément ni à l’explication, ni même à la prédiction, du comportement de tel individu ou de telle entité collective en particulier. La théorie néo-classique est une théorie qui prétend expliquer et/ou prédire les résultats globaux des actions/interactions d’un très grand nombre d’individus ou d’entités collectives, tels que ceux-ci se donnent à lire au travers d’agrégats.

Dans cette optique, la spécification des hypothèses et prémisses situationnelles joue un rôle fondamental. Ces dernières ont tout particulièrement pour vocation de donner forme (et, le cas échéant, de rendre ’formalisable’) au (le) modèle qui constitue le coeur même du programme de recherche néo-classique, savoir : le modèle de concurrence parfaite.81 En spécifiant le contexte dans lequel les agents rationnels et, le cas échéant, asociaux, que dépeint la théorie sont censés évoluer, ces prémisses ouvrent la voie au concept d’équilibre concurrentiel (général, de préférence). Or, ce concept est lui-même un vecteur fondamental des prétentions descriptives de la théorie néo-classique. Rationalité et asocialité, d’une part, équilibre de marché concurrentiel, d’autre part, tels sont en effet les ingrédients déterminants de ce qu’il est coutume d’appeler la ’statique comparative’.

Nul auteur, sans doute, mieux que Machlup ne s’est attaché à préciser la portée empirique de la théorie néo-classique. Polémiste patenté, il écrit : ‘’’The model of the firm in that theory [’the theory of the firm’] is not, as so many writers believe, designed to explain and predict the behavior of real firms ; instead, it is designed to explain and predict changes in observed prices (quoted, paid, received) as effects of particular changes in conditions (wage rates, interest rates, import duties, excise taxes, technology, etc.)’’ et précise (en note de bas de page) : ’‘The same statement can be made about the household. The ’household’ in price theory is not an object of study ; it serves only as a theoretical link between changes in prices and changes in labor services supplied and in consumer goods demanded’’ (Machlup [1967, p. 9]). C’est en ce sens qu’il convient d’admettre, avec l’auteur, que ni (le comportement de) la firme-producteur, ni le (comportement du) ménage-consommateur ne sont, à proprement parler, des objets d’étude pour le théoricien néo-classique. La théorie néo-classique entend asseoir, pour l’essentiel, sa portée empirique sur sa capacité à établir la loi de la demande, à garantir le signe positif des courbes d’offre concurrentielles, à rendre compte de l’impact d’une modification de l’impôt sur le niveau de la production ou de la consommation, à prédire l’incidence d’une hausse du salaire réel sur le niveau de l’emploi82 (etc.) C’est cette visée descriptive que l’on a retenue de résumer en évoquant la portée macro-analytique des conclusions, des implications, de la théorie.

Notes
81.

Dans son expression la plus achevée (celle de Arrow-Debreu), ce modèle reposera ainsi sur des prémisses situationnelles telles la divisibilité infinie des biens auxquels le consommateur est confronté, l’existence de dotation initiales ’de survie’, l’existence d’un grand nombre de producteurs confrontés à des rendements d’échelle (localement) décroissants, l’absence de coûts fixes, l’existence d’un commissaire-priseur, l’unicité des prix, la possibilité d’un système complet de marchés (etc.).

82.

Une évaluation détaillée des prétentions empiriques de la théorie néo-classique dépasse le cadre du présent travail (mais voir, tout de même, Ch 2, § 1.3.2.1., infra.). Au demeurant, Blaug [1980] s’est livré, déjà, à une telle entreprise. Pour notre part, nous nous contenterons ici de signaler que les ’prédictions’ de la théorie néo-classique, si elles concernent des grandeurs agrégées, sont très largement issues de raisonnements relatifs à une firme ou à un ménage-type dont les conclusions se voient, sans autre formalités, étendues à l’ensemble des firmes et/ou des ménages. Aussi l’’agent représentatif’, qui peuple les modèles de la ’nouvelle macro-économie’, ne nous paraît-il pas constituer une réelle ’innovation’. Tout au plus entérine-t-il une pratique demeurée implicite.