1.1. Un aperçu panoramique

C’est de façon essentiellement implicite que se donne à lire ce qui peut apparaître comme la ’méthodologie économique comportementaliste’. Certes, les thèses constitutives des orientations méthodologiques qui sous-tendent l’approche économique standard, telles que nous les avons précédemment révélées, renvoient elles aussi, dans une large mesure, à une adhésion tacite. Mais alors qu’il ne manque pas de présentations visant, peu ou prou, à formuler expressément ce consensus minimal auquel réfère la méthodologie économique standard, nul auteur comportementaliste ne s’est attaché, de façon détaillée, à divulguer la teneur des convictions méthodologiques qui animent l’économie comportementaliste. Celles-ci filtrent, néanmoins, des nombreuses prises de positions qui jalonnent les contributions substantives, ou les quelques présentations à vocation synthétique, avancées par les auteurs comportementalistes et, plus particulièrement, par Simon. Presque invariablement, ces professions de foi méthodologiques se dessinent en opposition des propres fondements, en la matière, de l’approche économique standard ; des fondements que le comportementaliste appréhende, de façon non moins récurrente, par la lorgnette de l’incontournable Essay on positive economics (Friedman [1953]).

Ainsi, ce n’est qu’après avoir présenté leur ’plate-forme (méthodologique) négative’ -laquelle plaide, en substance, pour un rejet de l’idéal hypothético-déductiviste, comme du positivisme friedmanien- que Gilad et al. [1984, 1986a] nous livrent leur ’plate-forme (méthodologique) positive’, censée restituer les contours d’une méthodologie de l’économie comportementaliste. Les auteurs écrivent : ’In our opinion, the best label to behavioral economics is to call it an approach to doing economic research -an approach that conforms to the following broad behavioral postulates (the positive platform)- : (1) economic theory must be consistent with the accumulated body of knowledge in the behavioral disciplines, including psychology, sociology, anthropology, organization theory, and decision sciences. The requirement is at the roots of the behavioral economics studies attempting to improve the assumptive realism of economic theory ; (2) economic theory should concentrate on and be able to explain real observed behavior. This shift in emphasis to what actually happens rather than the logical conditions necessary for things to happen unites behavioral economists in a quest for a stronger descriptive base to economics ; (3) economic theory should be empirically verifiable with field, laboratory, survey and other micro-data generating techniques being acceptable means of verification’ (Gilad & Kaish [1986a, p. xix]).

De même que la ’plate-forme négative’ de Gilad et al. [1984, 1986a], rapportée en entame du chapitre précédent, inspira notre présentation des thèses constitutives de la méthodologie économique standard85, cette ’plate-forme positive’ peut guider, ici, notre discussion des orientations méthodologiques du comportementaliste. Celles-ci l’amène à emprunter, contre les canons rationalistes/déductivistes de la méthodologie économique standard, une démarche empiriste/inductiviste qu’il conçoit comme seule capable de garantir, simultanément, la pertinence des prémisses et la portée des conclusions du raisonnement. Ce n’est pas, en vérité, que les critiques comportementalistes des développements issus de l’approche économique standard prennent forcément appui sur un rejet explicite de la méthodologie économique standard ou, en d’autres termes, sur une critique méthodologique externe. Bien des propos, au contraire, relèvent davantage, ou même exclusivement -en surface, tout au moins-, d’une simple critique méthodologique interne des-dits développements. Cette déclinaison duale de la contre-offensive méthodologique comportementaliste paraît même, en fait, susceptible de fonder une périodisation approximative. A l’âge de la critique externe, frontale, semble en effet avoir succédé celui de la critique interne, apparemment plus consensuelle.

‘Au coeur des critiques méthodologiques comportementalistes, tant externes qu’internes, de l’analyse économique standard, se trouve la thèse de l’asymétrie fondamentale’. Telle qu’on a pu l’exprimer, à l’occasion du précédent chapitre, celle-ci tient en deux préceptes. Elle invite, d’abord, à un consensus lâche qui, de fait, sinon toujours en principe, exclut du champ des controverses méthodologiques légitimes la question de la pertinence empirique des prémisses du raisonnement. C’est ce premier précepte qui constitue la cible privilégiée de la critique (méthodologique) externe avancée par le comportementaliste, et qui donne lieu, par contraste, à la formulation de la méthodologie comportementaliste. Ainsi les membres du courant sont-ils conduits à refuser au test par les implications le statut de condition suffisante de la scientificité d’une hypothèse ou théorie, exigeant que la pertinence empirique des prémisses soit, elle aussi, clairement établie. La thèse de l’asymétrie fondamentale enjoint, ensuite, le théoricien standard à soumettre les conclusions ou les implications de ses raisonnements à l’épreuve des faits. La critique (méthodologique) interne, esquissée par le comportementaliste, entend prendre à défaut l’approche économique standard sur la base de cette seconde recommandation, soit qu’elle dénonce l’absence de portée empirique des modèles standards, soit qu’elle insiste sur la bonne performance, voire la supériorité, en la matière, des modèles comportementalistes.

Si la riposte méthodologique du comportementaliste revêt bien ce caractère dual, on ne saurait y voir, pourtant, un signe de désunion qui marquerait le courant en ce domaine fondamental. Les deux volets de la critique constituent, dans une large mesure, les deux faces d’une même pièce. La portée des conclusions du raisonnement reflète communément, pour le comportementaliste, la pertinence empirique, ou le degré de réalisme, des prémisses mobilisées. En tout état de cause, aucun comportementaliste n’accorderait aux prémisses le statut d’instruments, ni même ne se contenterait d’approximations trop vagues‘. Les membres du courant semblent baser leurs prétentions descriptives sur l’adhésion, implicite, au ’principe simonien de continuité des approximations’ . Ce dernier tient qu’il doit exister une étroite corrélation (positive) entre le degré de pertinence empirique des prémisses du raisonnement et le degré de portée empirique des conclusions du raisonnement (Simon [1963]86). ‘L’exigence ’réaliste’ constitue, donc, à n’en pas douter, l’élément le plus distinctif de la méthodologie comportementaliste. Le basculement d’une critique à dominante externe, vers une critique à dominante interne est, à bien des égards, le fruit d’une adaptation pragmatique ou stratégique du comportementaliste, confronté à la chape de plomb que fait peser sur le débat méthodologique le potentiel fédérateur de la thèse de l’asymétrie fondamentale.’

Notes
85.

Toute la difficulté de notre argument tient à ce que l’on s’est refusé à voir dans la thèse des prémisses-instruments la position standard quant au statut des prémisses du raisonnement et, en particulier, des prémisses psychologiques du raisonnement. On rompt, ce faisant, avec une pratique bien répandue parmi les membres du courant comportementaliste.

86.

L’auteur écrit : ’Let me propose a methodological principle to replace the principle of unreality [i.e. les positions de Friedman]. I should like to call it the ’principle of continuity of approximation’. It asserts : if the conditions of the real world approximate sufficiently well the assumptions of an ideal type, the derivations from these assumptions will be approximately correct’ (Simon [1963, p. 230]).