1.2.2. Garantir le réalisme des prémisses psychologiques : trois sources d’investigations empiriques

Pour nous résumer, ‘l’auteur comportementaliste s’engage donc, plus ou moins expressément, à fonder ses raisonnements sur des prémisses dont il a pu être (directement) établi qu’elles constituaient de bonnes approximations empiriques’. L’artificialité de notre présentation, à double détente, provient de ce que le comportementaliste tire ses propres prémisses d’un dialogue serré entre intuitions théoriques et données empiriques. Ainsi affirme-t-il toujours leur pertinence au vu d’un ensemble appréciable de travaux empiriques ; travaux qui permettent de formuler et, simultanément, de tester les prémisses suggérées (cf. Katona [1980, p. 46]).

Si, en principe, le choix tant des prémisses situationnelles que psychologiques paraît redevable d’une justification directe, les matériaux empiriques rapportés par les auteurs comportementalistes renvoient, de façon quasi-exclusive, à celui-ci plutôt qu’à celui-là. De même, le champ des comportements collectifs, sans doute parce qu’il relève -on l’a vu- d’une catégorie dérivative, se voit-il accorder assez peu d’attention. ‘C’est donc, avant tout, d’accumuler les matériaux empiriques susceptibles de renseigner sur la réalité des vecteurs motivationnels et cognitifs des comportements individuels que se préoccupe le comportementaliste’ . Dans une large mesure, il emprunte ce substrat empirique aux sciences du comportement qui, de longue date, ont su développer, à l’instar de la psychologie, les techniques d’investigation adéquates. Mais l’économie comportementaliste a su également nourrir sa propre production de matériaux empiriques. Pour l’essentiel, ceux-ci procèdent de trois sources d’investigations qui sont l’occasion de formuler, en même temps que de fonder empiriquement, les prémisses psychologiques du raisonnement (Katona [1975, pp. 404-5], Simon [1987, p. 225 ; 1997, p. 61 et suiv.]).

Une première source tient dans ce qu’il est convenu d’appeler les ’études de cas’ (’case studies’). L’étude de cas consiste en une observation attentive et détaillée, généralement menée in situ, de l’objet que l’on s’efforce de modéliser. L’’école Carnegie’ a eu largement recours à cette démarche, s’agissant surtout d’émettre et de tester directement des hypothèses relatives aux processus de décision collectifs, tels qu’ils peuvent prendre place, en particulier, au sein des firmes.88 La tradition comportementaliste recèle aussi différentes études de cas consacrées aux processus de jugement et de décision d’individus-’experts’. Clarkson [1963] ou Yates [1990] ont ainsi examiné, dans leur ’contexte écologique’89, les choix de portefeuilles opérés par divers gestionnaires de fonds. En sus de reposer sur une observation ’neutre’, les études de cas peuvent également faire appel aux techniques de l’interview, ou encore, de l’’analyse de protocole’.90

Une seconde source d’investigations réside dans la conduite d’enquêtes statistiques, sous leurs diverses formes. C’est là le domaine d’excellence de l’’école du Michigan’.91 Le Survey Research Center a acquis, en effet, une solide réputation en la matière qu’il doit, dans une large mesure, à l’élaboration pionnière de son Index of Consumer Sentiment. Outre qu’elles permettent le calcul de cet indice dont les variations se sont avérées être de bons indicateurs anticipés de conjoncture, les enquêtes trimestrielles92, supervisées par Katona, furent aussi l’occasion de fonder certaines hypothèses relatives aux déterminants psychologiques de la consommation, mais aussi aux modalités par lesquelles se forment les anticipations. De la ’psychologie de l’inflation’ à la ’psychologie de l’impôt’, notamment, ce sont diverses autres considérations que la pratique des enquêtes permet d’éclairer (cf. Lewis et al. [1995], Roland-Lévy & Adair [1998]).93

Enfin, une troisième source d’investigations, susceptible de guider le processus de formation et de test (direct) des prémisses constitutives des hypothèses et théories comportementalistes, tient en la conduite d’’expérimentations’ (en laboratoire).94 Depuis longtemps usitée en psychologie, ce n’est qu’à l’occasion des deux dernières décennies que cette technique s’est vue, réellement, reconnaître droit de cité au sein de la discipline économique.95 Sans surprise, donc, les expérimentations pénètrent l’économie comportementaliste par l’intermédiaire de l’’école psychologique’. Qu’il s’agisse de rendre compte des caractéristiques de la fonction d’’utilité’ ou de ’valeur’, des modalités par lesquelles les individus assignent des probabilités subjectives à divers événements, ou encore du poids de considérations tels l’équité (’fairness’), la démarche expérimentale se révèle d’un intérêt inestimable.96

Notes
88.

Cf. Cyert et al. [1956], Cyert & March [1963, Ch 4], pour des illustrations.

89.

Tout au long du présent travail, on parle du contexte écologique par opposition au contexte expérimental.

90.

On entend par ’analyse de protocole’ cette technique, issue de la psychologie cognitive, par laquelle le scientifique invite le sujet, dont il s’efforce de comprendre les processus de décision ou de résolution de problèmes, à ’réfléchir à voix haute’ (cf. Newell & Simon [1972]).

91.

Cf. Katona [1975, appendice], pour une discussion méthodologique.

92.

L’enquête dans son ensemble consiste en une cinquantaine de questions -dont un certain nombre de questions ouvertes par lesquelles les sujets se voient invités à justifier leurs réponses. L’indice repose, quant à lui, sur les réponses fournies à cinq questions : deux ont trait à la situation financière personnelle des foyers interrogés -invitant les ménages à comparer leur situation financière présente avec, pour l’une, leur situation financière passée (telle qu’elle était un an auparavant), pour l’autre, leur situation financière future (telle qu’ils l’anticipent à horizon d’un an)- ; deux autres questions interpellent les ménages sur leurs anticipations quant à la santé générale de l’économie -au cours de l’année à venir, d’une part, des cinq ans à venir, d’autres part- ; enfin, la dernière question sonde les ménages sur ’l’état du marché’ -les invitant à se prononcer sur la question de savoir si le moment est, ou non, propice aux achats. Si ces enquêtes statistiques sont aujourd’hui banalisées, le mérite doit en revenir, pour partie, aux activités du Survey Research Center que Katona dirigea depuis la date de sa fondation (en 1946), jusqu’à son départ à la retraite (en 1972).

93.

Autant de considérations dont ’la psychologie économique’ se fait plus volontiers l’écho. Nous aurons l’occasion, plus loin, de discuter la question de l’articulation entre psychologie économique et économie comportementaliste (cf. § 2.3.2., ce chapitre, infra.).

94.

Les ’expérimentations’ in situ demeurant, quant à elles, essentiellement impraticables dans le domaine des sciences humaines et sociales.

95.

Cf. Roth [1995, I], pour un historique.

96.

Cf. Kahneman et al. [1982], Thaler [1991, 1992], notamment, pour prendre connaissance d’un nombre substantiel d’expérimentations, et Roth [1995, II] ou Camerer [1995, p. 599 et passim] pour des développements d’ordre méthodologique.