1.2.3. De l’irréalismes des prémisses psychologiques de l’approche économique standard

C’est animé de ses aspirations au ’réalisme’ que l’auteur comportementaliste se propose pour objectif d’apprécier, en particulier, la pertinence empirique des prémisses psychologiques de l’approche économique standard. Simon [1987, p. 221] a pu écrire : ’Behavioral economics is concerned with the empirical validity of neo-classical assumptions about human behavior and, where they prove invalid, with discovering the empirical laws that describe behavior correctly and as accurately as possible’. Or, pour dire la position du comportementaliste avec indulgence, les prémisses qui fondent, en la matière, les raisonnements standards constituent des approximations de qualité insuffisante.

Sans doute l’adoption de l’hypothèse de rationalité, par les tenants de l’approche économique standard, entend-t-elle capturer ce trait que l’on tient volontiers pour le propre de l’Homme, à savoir : sa ’Raison’ (Etzioni [1988, Part II]). Pour le comportementaliste, néanmoins, considérer que l’individu optimise invariablement une certaine fonction-objectif, c’est à coup sûr témoigner d’une foi déraisonnable en la Raison humaine. Faute en effet d’aptitudes cognitives, la construction de l’espace options/conséquences passera, fréquemment, par des jugements prédictifs, des anticipations, parcellaire, biaisés et/ou erronés. Faute d’aptitudes motivationnelles, la construction des préférences prendra appui sur des jugements évaluatifs qui ne sauraient garantir, en toutes circonstances, leur caractère bien déterminé et/ou cohérent. C’est qu’un individu aux aptitudes limitées n’a d’autre choix que de déployer des procédures, à vocation prédictive ou évaluative, simplifiées. Surtout, il sera communément amené, de façon plus générale, à délaisser le champ de la décision, proprement dite, pour s’en remettre aux mécanismes de l’habitude, de même qu’à abandonner la perspective de l’optimum pour se tourner vers la ‘quête de résultats ’satisfaisants’. La flexibilité de l’acteur est à l’image de ses aptitudes : elle est limitée.’

Si donc le comportementaliste peut déceler, aux fondements de l’hypothèse de rationalité, autant de prémisses qu’il ne manquera pas de juger irréalistes, l’hypothèse d’asocialité a pu également rencontrer son scepticisme. Sans doute cette autre facette de l’homo oeconomicus entend-t-elle capturer un second trait qui appartiendrait en propre à l’Homme, à savoir : sa Liberté (Etzioni [1988, Part III]). Tout comme pour le philosophe la liberté présuppose la raison ; aux yeux de l’économiste standard l’hypothèse de rationalité semble, à bien des égards, donner sa pleine dimension à l’hypothèse d’asocialité.97 En tant qu’héritière d’une longue tradition économique et, au-delà, philosophique, l’approche économique standard perçoit toutefois la raison comme une condition nécessaire mais non suffisante de la liberté. Si l’Homme est potentiellement libre parce qu’il est doué de raison, c’est aussi de sa capacité à affirmer son individualité que peut procéder sa liberté. En d’autres termes, l’Homme est libre en tant qu’il échappe à l’emprise de ses semblables ; en tant qu’il est abrité des influences qui émanent de son environnement social. Pour les tenants de l’approche économique standard, l’agent économique n’est pas ’membre’ d’une communauté ; il est un ’individu’, un ’atome’ constitutif d’une société.

Bien que l’hypothèse d’asocialité ne soit pas l’objet du présent travail, on peut vouloir l’exprimer, de façon plus spécifique, au travers de deux prémisses déclinées, là aussi, selon l’axe motivation/cognition. Sur le plan des finalités du comportement, l’hypothèse d’asocialité semble supposer l’anomie motivationnelle. Symétriquement, elle paraît reposer, pour ce qui est des moyens mobilisés, sur une forme d’anomie cognitive. Dans les deux cas de figure, l’’anomie’ dont il est question renvoie à une imperméabilité supposée des vecteurs motivationnels ou cognitifs du comportement aux repères, aux influences, aux déterminations, susceptibles d’émaner du contexte social de l’acteur.

Pour le comportementaliste, l’anomie motivationnelle conduit le théoricien standard à rejeter tant l’’interdépendance empathique’ que l’’interdépendance réactive’. La première forme d’interdépendance est, à notre sens, le fondement même de l’altruisme. Aussi celui-ci n’a-t-il pas, traditionnellement, droit de cité au sein de l’approche économique standard. En effet, l’approche standard entend bâtir ses résultats en supposant très largement que l’utilité ou la désutilité n’intègrent que la réalité non-médiatisée des expériences individuelles : elle émerge d’un rapport direct entre un sujet et un objet. La seconde forme d’interdépendance désigne, quant à elle, les configurations pour lesquelles il apparaît que l’utilité que retire un individu d’un panier de consommation donné dépend du contenu du panier d’au moins un autre individu. Rejeter l’interdépendance réactive conduit donc à ne pas tenir compte d’éventuels comportements mimétiques ou, à l’inverse, de différenciation.

L’anomie cognitive, quant à elle, conduit à nier l’existence de prescriptions sociales qui s’attacheraient aux ’moyens de l’action’. L’approche économique standard envisage, en effet, des agents économiques qui ne manquent pas d’examiner, dans son intégralité, le spectre des options existantes lorsqu’il s’agit d’atteindre un but donné. Ces agents évoluent ainsi, dans un environnement approximativement vierge de tabous, de normes, de conventions, ou de tout autre type d’institutions informelles. A bien des égards, l’anomie cognitive est à l’hypothèse d’asocialité, ce que la flexibilité cognitive est à l’hypothèse de rationalité. Anomie et flexibilité conduisent, en matières cognitives, à affirmer que le ’Moi est bien maître en sa propre maison’, qu’il n’existe pas de ’tâche aveugle de la conscience’, pas de rigidités cognitives : tout comportement est le produit d’une procédure de calcul autonome.98

Notes
97.

Au point, on l’a dit, que l’hypothèse d’asocialité puisse être conçue comme un simple prolongement du principe de rationalité.

98.

Ici, raison et liberté se rejoignent pour asseoir la conception économique, ambiguë, du principe de ’souveraineté’.