1.4. De l’idéal rationaliste/déductiviste à l’engagement empiriste/inductiviste

Que le comportementaliste se livre à une critique méthodologique externe ou interne des travaux issus de l’approche économique standard, il aboutit, peu ou prou, à cette même conclusion que ceux-ci seraient dotés, en définitive, d’un contenu descriptif trop ténu. Mais si, dans l’ensemble donc, le statut empirique des développements standards n’était guère mieux assis sur la portée de leurs conclusions, que sur la pertinence de leurs prémisses, comment comprendre que le théoricien standard ne se soit, depuis longtemps déjà, converti aux positions méthodologiques du comportementaliste ? Pour ce dernier, au moins, la réponse paraît suffisamment évidente. C’est en effet qu’il se dissimule, derrière les piliers constitutifs de la méthodologie économique standard, un idéal scientiste rationaliste/déductiviste dans l’illusion duquel, sinon l’’imposture’, le théoricien standard préfère vivre plutôt que d’affronter les difficultés qui paraissent encombrer la démarche empiriste/inductiviste épousée par le comportementaliste. On ne saurait prétendre explorer de façon détaillée les controverses et les nuances philosophiques qui nichent au coeur de ce contraste ’bi-modal’ -une tâche qui dépasserait le cadre du présent travail, comme celui de nos compétences. Une brève lecture de l’opposition ou, plus certainement, donc, du contraste entre empirisme et rationalisme, d’une part, et inductivisme et déductivisme, d’autre part, peut suffire néanmoins pour les besoins de notre propos.

Le contraste d’abord, entre empirisme et rationalisme repose traditionnellement sur le poids que l’on accorde à l’expérience sensible, relativement aux opérations de l’esprit, dans le processus de genèse des connaissances et, en particulier, des connaissances scientifiques -l’empiriste donnant le primat aux faits, le rationaliste à l’entendement. Or, ce contraste paraît effectivement jaillir des développements jusqu’ici menés dans le cadre du présent chapitre. Ainsi l’économiste standard semble-t-il bien, aux yeux du comportementaliste, faire trop peu de cas des données de l’observation, ’spontanée’ ou ’provoquée’, lorsqu’il s’agit de formuler ses hypothèses. En particulier ne cherche-t-il pas à jauger directement les aptitudes et autres pré-dispositions de l’individu, pas plus qu’à s’enquérir précisément des processus censés le conduire vers la détermination d’une réponse optimale. C’est que l’économiste standard peut se sentir fondé à rejeter l’exigence empiriste qu’entend faire peser le comportementaliste sur le processus d’édification des énoncés scientifiques. Si les prémisses sont vérités, c’est sans doute, en effet, qu’on y accède par intuition. Si elles sont approximations, un contact superficiel avec les données de l’observation pourrait bien suffire. S’il s’agit d’instruments, c’est vraisemblablement par essais et erreurs qu’on aura pu découvrir leurs vertus prédictives... Quoi qu’il en soit, la thèse de l’asymétrie fondamentale conduit à étendre l’immunité du théoricien standard au-delà de la seule question du statut gnoséologique des prémisses du raisonnement, pour englober la question de leur genèse.

Le contraste connexe, ensuite, entre inductivisme et déductivisme peut renvoyer à la question de la structure générale du discours qu’épouse, ou entend épouser, une discipline. On peut assez justement considérer qu’une science dépend d’autant moins des généralisations inductives ou se révèle, alternativement, d’autant plus déductive, qu’elle exhibe un ratio ’nombre de lois-principes-hypothèses/nombre de phénomènes expliqués-prédits’ d’autant plus faible. C’est là une caractéristique notoire de la science déductive par excellence -savoir : la physique- que de reposer sur des prémisses d’une portée descriptive considérable. La prégnance de la thèse hypothético-déductiviste, au sein de la discipline économique, traduit précisément la volonté du théoricien standard et, au-delà, des membres de la tradition dont il hérite, la tradition ricardienne, de prendre pour exemple la physique. Pour le comportementaliste, au contraire, il n’est ni nécessaire, ni souhaitable de chercher invariablement à couler le discours économique dans le moule hypothético-déductif. Ainsi, Simon [1976] a-t-il pu remarquer : ’‘The shift from theories of substantive rationality to theories of procedural rationality requires a basic shift in scientific style, from an emphasis on deductive reasoning within a tight system of axioms to an emphasis on detailed empirical exploration of complex algorithm of thought’’.

Dans le domaine spécifique de la genèse des hypothèses psychologiques, il est intéressant de le signaler, le théoricien standard a pu vouloir faire reposer son idéal rationaliste/déductiviste sur l’intuition que sa situation serait, en définitive, comparable à celle qui prévaut dans diverses sciences de la nature. C’est une pratique répandue, en effet, que de recourir, en physique, en astronomie ou encore en biologie, à des hypothèses relatives à des processus ou des entités inobservables dont on testerait la fertilité, par nécessité, à l’aune des seules implications qu’elles autorisent. Or, si le parallélisme n’a été revendiqué que timidement, il y a bien dans les arguments d’un Friedman, d’un Machlup ou d’un Becker, l’idée que l’intra-individuel serait résolument inaccessible. Les individus ne sauraient guère, eux-mêmes, pourquoi et comment ils opteraient pour tel comportement, plutôt que pour tel autre. A tout le moins conviendrait-il de douter de la fiabilité de leurs témoignages. Aussi est-ce pourquoi l’économiste doit jouir d’une grande liberté quant il en va des prémisses psychologiques, motivationnelles et cognitives, avancées afin de rendre compte des comportements d’observation. Tel le scientifique amené à déplacer son propos au-delà des frontières de l’observable, seule la capacité de ses hypothèses à produire des implications fructueuses pourra être appréciée.

‘Cette interprétation popperienne des hypothèses comme conjectures procédant de l’inspiration (relativement) libre du chercheur, que l’on croît pouvoir déceler notamment chez Friedman [1953], fournit incidemment une justification alternative de la thèse de l’asymétrie fondamentale : ce n’est plus qu’il serait -à un titre ou un à un autre- inutile de tester les prémisses du raisonnement, mais plutôt qu’il serait impossible de le faire.’ Aussi surprenantes que puissent paraître ces arguments de l’économiste standard, ils cadrent parfaitement avec le scepticisme qu’ont suscité, et suscitent encore, les techniques d’investigation empiriques déployées, notamment, par le comportementaliste (enquêtes, études de cas ou expérimentations) -surtout, en vérité, lorsque ces techniques conduisent à faire douter de la validité universelle de l’hypothèse de rationalité.

Pour le comportementaliste, l’engagement rationaliste/déductiviste de l’économiste standard ressort, au mieux, de l’illusion. D’abord, le désir de rendre compte de la réalité macro-analytique, mais surtout micro-analytique, sans prendre appui sur des techniques d’investigation qui le confronteraient directement à cet objet d’étude si fondamental qu’est le comportement individuel, ne pouvait conduire l’économiste standard qu’à suggérer des hypothèses ou des théories, en définitive, peu satisfaisantes. Ensuite, la volonté de ce dernier, presque obsessionnelle, de capturer la réalité économique dans les confins du cadre hypothético-déductif ne pouvait accoucher que de ces mutilations dont le comportementaliste se fait l’écho. Soucieux de bâtir des constructions intellectuelles qui rivaliseraient, de par leur élégance, avec les plus raffinées des ’sciences dures’, l’économiste standard en est progressivement venu à tolérer des prémisses de plus en plus manifestement irréalistes. C’est une épreuve digne de Procuste qu’il a dû, souvent, infliger aux prémisses de ses raisonnements afin, en particulier, de coucher le discours économique dans le langage mathématique et, plus certainement encore, d’assurer le caractère déterminé de ses conclusions.130 L’hypothèse de rationalité -que tant d’auteurs hétérodoxes ont stigmatisée au titre qu’elle reposerait sur des prémisses ’irréalistes’- ne serait-elle pas née du désir d’exprimer la raison humaine dans le cadre étriqué d’une parfaite structure hypothético-déductive ?

L’adhésion à la thèse de l’asymétrie fondamentale, pouvait-on suggérer au cours du chapitre précédent, serait ainsi, dans une large mesure, la conséquence d’une adhésion par trop poussée à la thèse hypothético-déductiviste. En conclusion de son florilège d’anomalies, Thaler [1992b, p. 198] pouvait pourtant remarquer, de façon quelque peu provocatrice, : ’‘The primary lesson here is admittedly a depressing one for economic theorists. (...) First, it is not generally possible to build good descriptive models without collecting data, and many theorists claim to have a strong allergic reaction to data. Second, rational models tend to be simple and elegant with precise predictions, while behavioral models tend to be complicated, and messy, with much vaguer predictions. But, look at it this way. Would you be rather elegant and precisely wrong, or messy and vaguely right ?’.’

Mais l’illusion rationaliste/déductiviste qu’abrite la méthodologie économique standard devient ’imposture’, si l’on constate le peu d’effort que l’économiste standard déploie afin même d’honorer les propres critères d’évaluation qu’il se propose. C’est là un constat que le comportementaliste n’est pas seul à suggérer. Ainsi que l’ont pu signaler divers éclairages méthologiques du discours économique (cf. Blaug [1980], Caldwell [1982]), la thèse de l’asymétrie fondamentale a été, dans une certaine mesure, le prétexte à des développements ’théoriques’ dépourvus d’objet d’étude empirique clairement identifiable. Il est commun, dans ces conditions, de voir le théoricien standard affirmer ne pas vouloir discuter, comme il se doit, le réalisme des prémisses qui fondent ses raisonnements... tout en se dispensant, in fine, d’une quelconque évaluation de la portée empirique des conclusions que suggèreraient ces mêmes raisonnements. Une autre difficulté, elle aussi déjà signalée, réside dans le doute qui pèse quant au désir du théoricien standard de réellement se conformer, même timidement, à une éthique ’réfutationniste’. C’est en tout pourquoi Mayer [1993, p. 213] doit se contenter d’écrire ’‘Friedman’s essay is broadly consistent with the méthodology that most economists now affirm, at least in principle’’ (nous avons ajouté les italiques). A bien des égards, donc, ce serait un marché de dupes que proposerait l’économiste standard, avec sa thèse de l’asymétrie fondamentale, au comportementaliste.

Face aux errements du programme rationaliste/déductiviste endossé par le théoricien standard, le comportementaliste invite l’économiste soucieux de renforcer, significativement, le statut descriptif de sa discipline à donner aux techniques d’investigation empiriques (études de cas, collectes de données statistiques, expérimentations...) la place et la reconnaissance qu’elles méritent. Le déséquilibre entre superstructure théorique et infrastructure empirique que Leontief [1971] pouvait dénoncer, voilà trente ans déjà, demeure aujourd’hui encore patent. Or, ce n’est qu’au prix d’un dialogue plus serré entre théories et données de l’observation, suggère le comportementaliste, que l’économiste pourra accroître le réalisme des prémisses du raisonnement et, partant, la portée des conclusions. Au demeurant, si, dans la perspective d’une telle refondation, les développements issus de la psychologie ou de la sociologie ont su trouver grâce aux yeux de l’auteur comportementaliste, c’est que ces disciplines ont d’emblée emprunté le versant empiriste/inductiviste, plutôt que de s’adonner au penchant rationaliste/déductiviste.

Le comportementaliste n’est donc pas ’allergique à la théorie’. Il ne se révèle pas davantage opposé à l’usage des mathématiques, ainsi qu’en attestent les travaux d’un Simon, d’un Leibenstein ou encore d’un Thaler. En dépit de certaines limitations intrinsèques, les représentations formelles peuvent, en vérité, s’accommoder de prémisses plus ou moins réalistes. Certes, l’outil mathématique n’exerce pas sur le comportementaliste cette fascination qu’il semble susciter auprès du théoricien standard. Le comportementaliste s’est d’ailleurs montré, en diverses occasions, ouvert au formalisme alternatif qu’offre le langage informatique. De même, ne déclasse-t-il pas systématiquement, contrairement au théoricien standard, les ’théories littéraires’ aux profits des ’théories formelles’ (cf. Nelson & Winter [1982, p. 44]).

Par-delà ce statut modeste qu’attribue volontiers le comportementaliste aux mathématiques, ce qui, en vérité, le distingue le mieux du théoricien standard tient, bien sûr, à sa volonté de développer des représentations théoriques qui ne mutileraient pas outrageusement la réalité des phénomènes dont il se propose de rendre compte. Le comportementaliste accepte de payer, pour tribut de ses aspirations réalistes, une certaine inflation des principes explicatifs en même temps que l’irruption de contingences dans le domaine de la prédiction. On le verra, néanmoins, ce n’est là que le reflet de la diversité et du caractère adaptatif des processus de décisions. Si l’économie se veut une science de l’Homme et de la société, il lui faudra, néanmoins, s’accommoder de ces subtilités. A l’unisson d’un Thaler (cf. ci-dessus), Simon [1976, pp. 145-6] résume : ’‘There is no reason to suppose that the theory of cognitive processes that will emerge from the empirical study of the chessmater’s or businessman’s decision processes will be ’neat’ or ’elegant’ in the sense that the Laws of Motion or the axioms of classical utility theory are neat and elegant. If we are to draw an analogy with the natural sciences, we might expect the theory of procedural rationality to resemble molecular biology with its rich taxonomy of mechanisms, more closely than either classical mechanics or classical economics. But (...) an empirical science cannot remake the world to its fancy : it can only describe and explain the world as it is’’.

Notes
130.

Maital & Maital [1993, p. xi] remarquent : ’Conventional economic theory as greatly simplified human behavior -perhaps a little more than is possible- in order to achieve mathematically-rigourous results’...