2.1.1. Les pères fondateurs : Simon et Katona

Le courant comportementaliste tire ses origines des travaux menés, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, par Herbert Simon, d’une part, et George Katona, d’autre part. De manière presque totalement indépendante, ces auteurs ont fourni les ingrédients d’une perspective que l’économiste viendra à associer, distinctement, à la dénomination ’behavioral economics’. Il n’est pas anodin, à cet égard, de constater, sur un plan purement formel, que ces deux auteurs peuvent se voir conjointement attribué la paternité de la dénomination. Plus précisément, c’est à Simon et ses collaborateurs que l’on doit d’avoir introduit le qualificatif ’behavioral’ dans le vocabulaire de l’analyse économique. Ainsi, à l’article sans doute le plus cité de l’auteur, ’‘A behavioral model of the rational choice’’ (Simon [1955]), répond en écho la contribution, restée classique, de Cyert & March [1963] : A behavioral theory of the firm. Mais c’est à Katona, semble-t-il, que l’on doit la première occurrence de l’expression ’behavioral economics’ (Katona [1968]).

Certes, Simon et Katona ont suivi, en dépit de centres d’intérêt communs -la nature de la rationalité humaine, en particulier- et d’une apparente estime mutuelle131, des parcours essentiellement indépendants. Ce n’est, en fait, qu’à compter du milieu des années soixante-dix que les deux auteurs en viennent à faire valoir, assez nettement, la proximité de leur démarche intellectuelle respective (Katona [1975], Simon [1976]). A l’ouvrage de Katona Essays on behavioral economics (Katona [1980]), Simon répondra d’ailleurs, deux ans plus tard, en donnant pour sous-titre au premier volume de ses Models of bounded rationality, la mention : ’‘Behavioral economics and business organization’ (Simon [1982]). Si l’on en juge toutefois à l’aune des précédents de l’histoire de la pensée, l’absence de collaboration expresse entre les deux pères fondateurs du courant comportementaliste doit apparaître peu problématique. Cette double paternité fait, au demeurant, l’objet d’un large consensus, tant il est clair que les présentations du comportementalisme originel que nous offrent Katona [1980], Gilad et al. [1984, 1986a], Simon [1987], Earl [1988a], ou encore Lewis et al. [1995, pp. 10-11], tendent à ériger ces deux auteurs en plus petit dénominateur commun.

En fait, le rôle déterminant que Simon et Katona se voient conjointement attribué, dans l’avènement et la dynamique du courant comportementaliste, tient au parallélisme évident de leur démarche respective.132 ‘Ainsi, chacun de ces auteurs a-t-il été conduit, sur la base de convictions méthodologiques empiristes/inductivistes, à critiquer (prioritairement) les prémisses psychologiques qui nourrissent les développements standards (et, plus spécifiquement, les prémisses de l’hypothèse de rationalité), avant de suggérer des perspectives de réforme adossées aux acquis des diverses autres sciences du comportement (et, plus particulièrement, de la psychologie)’ . Il y a, en somme, au coeur des travaux d’un Simon comme d’un Katona, cette triple plate-forme dont on affirmait précisément, lors de notre introduction générale, qu’elle permettait le mieux de capturer l’essence des orientations constitutives du courant comportementaliste. Un triptyque -méthodologique, critique, réformateur- centré sur les prémisses psychologiques plutôt que situationnelles, sur l’hypothèse de rationalité plutôt que d’asocialité.

Les travaux de Simon sont bien connus. L’auteur témoigne dès ses premiers écrits, une insatisfaction marquée à l’endroit des représentations de la décision et du comportement établies au sein de la discipline économique. A dire vrai, Administrative behavior (Simon [1947]), est porteur d’une réhabilitation autant que d’une critique de la décision. C’est en effet tout le mérite des contributions de Simon à la théorie des organisations que d’avoir déplacé l’attention du théoricien depuis les processus d’exécution vers les processus de décision.133 Toutefois, ainsi que le montre l’auteur, ce n’est pas en attribuant, à l’instar de la théorie (néo-)classique, une ’rationalité objective’ ou ’globale’ aux décideurs que l’on parviendra à mener une analyse pertinente du phénomène organisationnel et, au-delà, du phénomène institutionnel que constitue l’organisation sociale. Bien au contraire, c’est à travers le développement d’une analyse en termes de ’limites de la rationalité’ -de ’limites de l’adaptation’, Simon [1969/1981]- que l’on pourra justement appréhender l’organisation, dans son fonctionnement comme dans sa raison d’être.

Il convient, donc, de tenir compte du caractère borné ou limité de la rationalité effective du décideur ou de l’acteur, en même temps que de rendre compte des processus effectifs qui sous-tendent l’exercice de cette rationalité (Simon [1959, 1976, 1979]). Cette perspective procédurale, quoique déclinée sous un mode relativement superficiel, déjà avait conduit Simon [1955, 1956] à proposer son modèle du ’satisficing’. Poussant plus avant le souci de rendre compte des processus de l’adaptation raisonnée des moyens aux fins, l’auteur en viendra à augmenter, après que d’y avoir largement puisé, l’héritage de la discipline psychologique.134

Mais si les assauts menés contre l’hypothèse de rationalité se révèlent bien au coeur des travaux d’un Simon, l’auteur a eu aussi quelques mots à dire contre l’hypothèse d’asocialité. Dès ses premiers travaux consacrés aux organisations et autres groupes restreints, Simon a pu dépeindre, au travers de l’examen des ’courants d’influence’ émanant de l’environnement social, des individus imprégnés par les valeurs et les normes collectives (Simon [1947, 1957], March & Simon [1958]). Plus récemment, l’auteur s’est fait le défenseur de l’altruisme contre une vision étroite de la motivation réduite à la seule expression de l’intérêt individuel immédiat (Simon [1993]).

Contrairement aux travaux d’un Simon, l’oeuvre de Katona n’occupe aujourd’hui qu’une place modeste dans la mémoire collective des économistes. Pourtant, la perspective qu’il développa tout au long de sa carrière ne manque ni d’originalité, ni de pertinence. A la source des contributions de Katona se trouve l’insatisfaction dont témoigne l’auteur face au traitement, très insuffisant, réservé à la psychologie des agents par la théorie économique. Psychological analysis of economic behavior (Katona [1951]) est le fruit de cette insatisfaction. Pour l’auteur, les économistes ont coutume de mener des raisonnements qu’ils veulent déterministes sur des grandeurs agrégées, réifiées. Ce modus operandi repose, néanmoins, non pas tant sur une économie sans psychologie que sur une ’psychologie mécaniciste’. Il présuppose des lois du comportement économique connues, simples et invariables. Les efforts de Katona visent à révéler les limites d’une telle interprétation.

L’analyse que nous livre Katona de la psychologie du comportement économique et, en particulier, de la psychologie du consommateur, pièce maîtresse de son oeuvre, fait valoir deux points déterminants. Elle insiste, d’abord, sur la nécessité de prendre en compte le rôle joué, entre le stimulus (la variable que l’on tient pour exogène : la variation du revenu réel, par exemple) et la réponse (la variable endogène : la variation de la consommation, dans ce cas) par ces variables intermédiaires que constituent états d’esprit135, anticipations et motivations. Cette analyse met en avant, ensuite, la nécessité de reconnaître la multiplicité des stimuli (dans le cas de la consommation : la nature exacte des évolutions de prix, les orientations de la politique économique, ou encore, la teneur du climat social doivent également être prises en compte, à côté des évolutions du revenu réel). Le comportement économique n’est pas la résultante linéaire et invariable des fluctuations d’un stimulus bien identifié. Plutôt, il apparaît comme le fruit de l’interaction, au sein d’un champ donné, d’une pluralité de stimuli et de variables psychologiques et psychosociologiques intermédiaires. Une perspective qui conduit Katona à souligner l’importance de la perception et de la subjectivité de l’acteur.136

Les travaux que Katona et ses collaborateurs menèrent au sein du Survey Research Center 137 (SRC) montrent qu’une telle complexification de la psychologie du comportement économique peut être fertile. Depuis le début des années cinquante, le SRC a conduit, très régulièrement, des enquêtes et autres études de terrain en vue d’obtenir des informations sur les variables psychologiques intermédiaires qui influent sur les décisions économiques, et tout particulièrement sur les comportements de consommation.138 Ces travaux ont en particulier permis d’établir le rôle moteur qu’occupent états d’esprit et anticipations du consommateur dans la détermination des phénomènes cycliques (Katona [1960, 1964]). C’est ainsi que l’examen des évolutions de l’Index of Consumer Sentiment a pu donner lieu à l’élaboration de prévisions conjoncturelles à court/moyen terme plus que satisfaisantes (Katona [1975]). En la matière, les méthodes développées au SRC, en prenant acte du caractère circonstanciel et de la flexibilité des décisions humaines, ont permis de parvenir à des résultats qui n’ont rien à envier aux méthodes économétriques fondées sur une vision mécaniciste de la psychologie individuelle.

Bien que moins saillantes, elles aussi, les attaques portées par Katona sur le front de l’hypothèse d’asocialité n’en sont pas moins réelles. L’auteur donne ainsi, dans une optique toute tardienne, une place prépondérante aux processus inter-individuels de ’contagion’ des états d’esprit, des anticipations. De façon plus large, Katona insiste sur la nécessité d’inscrire l’acteur économique dans le cadre de la ’culture’ ou de la ’sous-culture’ à laquelle il appartient (cf. Katona [1980, p. 3]).

Notes
131.

On trouve, assez tôt, des marques d’affinités réciproques à travers les références bibliographiques ou les citations (dans le corps du texte ou en notes de bas de page) que les auteurs se consacrent mutuellement.

132.

Pour une brève présentation comparative des travaux de ceux que les auteurs tiennent pour les ’giants of behavioral economics’, cf. Gilad & Kaish [1982].

133.

Suivant en cela un mouvement initié, notamment, par Barnard [1938],

134.

L’auteur est en particulier connu pour ses travaux consacrés aux activités de résolution de problème (Newell & Simon [1972], Simon [1977, 1979a]).

135.

Nous avons retenu ’état d’esprit’ pour traduire le terme original d’’attitude’. Nous sacrifions ainsi aux pratiques actuelles propres à l’analyse conjoncturelle de la psychologie des ménages.

136.

Nous avons conservé, ici, la terminologie gestaltiste propre aux travaux de l’auteur (pour une présentation de la ’psychologie de la forme’, cf. Guillaume [1979]).

137.

Le SRC fut fondé en 1946, à Ann Arbor (Michigan). Ce centre de recherche interdisciplinaire est à l’origine des toutes premières enquêtes de conjoncture. Le coeur du travail du centre consista en la réalisation de questionnaires trimestrielles destinés, en particulier, à apprécier l’état d’esprit des ménages, ainsi, que des chefs d’entreprise. Katona participa à la fondation du centre, qu’il dirigea jusqu’à son départ en retraite, en 1972.

138.

Cf. pp. 74-5 et note 8 (p. 75), supra.