2.1.2. Deux autres pôles d’influence

En introduisant ce travail, on pouvait associer aux contributions et personnalités de Simon, d’une part, et de Katona, d’autre part, deux ’bastions historiques’ du comportementalisme, dotés, il est vrai, de poids respectif somme toute déséquilibré. A côté de ces bastions on plaçait deux pôles dont le rôle nous est apparu incontournable au vu, notamment, de l’objectif que constitue, pour nous, l’examen de la critique comportementaliste de l’hypothèse de rationalité, au travers de ses prémisses. Ainsi a-t-on choisi d’accorder une place centrale à l’influence, d’une part, de Harvey Leibenstein et, d’autre part, du tandem que composent Daniel Kahneman et Amos Tversky.

Leibenstein a plus d’une fois revendiqué l’héritage de l’’école Carnegie’ (cf. Leibenstein [1979, 1985], notamment). Son refus d’adhérer à l’hypothèse de rationalité, quoique fondé sur une inspiration psychologique relativement libre, l’a conduit à collaborer activement avec quelques uns des membres éminents de la Society for the Advancement of Behavioral Economics. C’est ainsi que R. Frantz et S. Maital participèrent du développement de la théorie leibensteinienne de l’inefficience X (cf. Frantz [1992], Leibenstein & Maital [1994]). Peut-être la plus grande spécificité de Leibenstein, en tant que comportementaliste, réside dans la place et la portée considérable de sa critique de l’hypothèse d’asocialité (Leibenstein [1950, 1960, 1976, 1987]). Cette spécificité rapproche certainement l’auteur de la mouvance institutionnaliste, dont il a pu, d’ailleurs, parfois se revendiquer (Leibenstein [1987]). Le point n’est guère gênant, tant il nous apparaît clair que les perspectives comportementaliste et institutionnaliste se doivent d’être tenues pour de proches alliées plutôt que pour des rivales qui se disputeraient le statut d’alternative hétérodoxe de référence. Au reste, une délimitation certes sommaire doit conduire à remarquer que ces perspectives se distinguent essentiellement en ce que la première place au coeur de son agenda critique et réformateur l’hypothèse de rationalité -se rapprochant ainsi plus particulièrement de la psychologie-, quand la seconde concentre ses efforts sur l’hypothèse d’asocialité -se montrant ainsi davantage à l’écoute des éclairages sociologiques. Un partage des tâches approximatif qui n’empêche aucunement les traditions de se rejoindre, en particulier, sur la place qu’elles accordent aux habitudes et autres sources de rigidités cognitives et comportementales (cf. Ch 6, infra).

Le rôle conféré à Kahneman et Tversky peut surprendre, quant à lui, de par le simple fait que les auteurs ne sont pas des ’économistes’ mais des ’psychologues’. L’objection potentielle est néanmoins un peu courte, car la visibilité et l’influence des travaux de ces deux auteurs -aussi que de leurs collègues, psychologues, Fischhoff, Lichtenstein, Slovic- débordent largement la sphère des revues et des cénacles psychologiques. ‘C’est que la ’théorie de la décision’ apparaît, aujourd’hui, comme un champ résolument transdisciplinaire.’ 139 Il est au demeurant peu de lectures synoptiques du courant comportementaliste qui fassent l’impasse sur l’oeuvre de Kahneman et Tversky. Des économistes tels Colin Camerer et Richard Thaler se sont révélés des relais particulièrement zélés de la perspective esquissée par cette ’école psychologique’. On peut observer, enfin, que cette école a pu revendiquer l’héritage d’un Simon ou d’un March (cf. Kahneman et al. [1982a ], Tversky & Kahneman [1988, p. 186]), alors que ce dernier auteur s’est efforcé, au cours des années quatre-vingt/quatre-ving-dix, de réactualiser les réflexions historiques de l’’école Carnegie’ à l’aune des éclairages, précisément, de Kahneman, Tversky et leurs collègues (cf. March [1988, 1994], March & Shapira [1982, 1987], March & Sevon [1988]). La boucle est bouclée en somme...

Notes
139.

Samuels [1996] ne s’y trompe pas qui place Kahneman et Tversky (ainsi que Thaler, d’ailleurs) au rang des économistes majeurs de la fin du vingtième siècle. De même peut-on lire dans l’hommage posthume rendu par l’Université de Stanford à Amos Tversky le commentaire suivant (co-signé en particulier par Kenneth Arrow) : ’Amos’ work already has exerted a major impact not only in virtually every subdiscipline of psychology, but also in statistics, law, medicine, business etc. (...) It is the science of economics, however, in which Tversky’s and Kahneman’s ultimate influence is likely to be most lasting and profound. Most economic analysis presupposes the rationality of actors decisions and of the judgments and predictions upon which those decisions are based. Tversky and Kahneman challenged such presumptions’.