2.1.3. Le courant comportementaliste : un problème de délimitation

Nous avons donc retenu, dans le cadre du présent travail, de centrer notre discussion du courant comportementaliste et, ci-après, des contributions comportementalistes, sur les apports de quatre pôles et/ou individualités. Si notre choix nous paraît peu contestable‘, on ne saurait nier combien il est difficile de délimiter le courant comportementaliste.’ Que l’on insiste, en effet, sur l’interdisciplinarité, que l’on fasse valoir l’inadéquation des prémisses psychologiques des raisonnements standards ou, même, que l’on mette l’accent sur les enjeux méthodologiques qui gisent, toujours plus en amont, le consensus sur l’identité des auteurs ou la nature des contributions susceptibles de relever du courant comportementaliste doit trouver ses limites. Les termes de ce problème de délimitation ont communément pris la forme d’une interrogation relative au degré de rupture requis, par rapport à la tradition standard, afin qu’une oeuvre ou une contribution puisse être considérée comme relevant du comportementalisme. Dans cette perspective, la question du sort qu’il convient de réserver à l’hypothèse de rationalité a fait l’objet de toutes les attentions.

Le débat suscité par ces interrogations est en vérité consubstantiel du processus d’affirmation de la perspective comportementaliste en tant que courant à part entière de la science économique contemporaine. Les membres de la Society for the Advancement of Behavioral Economics ne font, à notre sens, que révéler leur inconfort face à ce débat lancinant lorsqu’ils affirment, de façon quelque peu maladroite, : ’SABE welcomes the use of psychology, sociology, history, political science, biology and other disciplines to assist in furthering our understanding of economic choice. SABE accepts and encourages economic analysis based on behavioral assumptions that challenge the basic premises of the neoclassical paradigm, or, alternatively, accept those premises. SABE members consider the optimizing assumptions of neoclassical theory to represent an extreme but at times a useful subset of possible assumptions about economic behavior’ (statuts). Certains auteurs, à l’instar de Earl, semblent quant à eux plus enclins à défendre des positions moins timorées. Ainsi Earl [1988a, p. 8 et suiv.] a parlé de ’pseudo-comportementalisme’ pour désigner les réformes excessivement timides de l’approche économique standard. Pour l’auteur, les contributions pseudo-comportementalistes se reconnaissent, en particulier, à leur refus d’abandonner la perspective de comportements optimisateurs (’hypothèse de rationalité). Dans l’esprit de l’auteur, il paraît donc nécessaire de dissocier ce pseudo-comportementalisme de ce qui s’imposerait, dès lors, comme un ’comportementalisme authentique’, dont il semble vouloir s’inspirer.

Le débat dont il est ici question a pris une ampleur toute particulière depuis l’irruption, sur la scène comportementaliste (intervenue dans le courant des années quatre-vingt), d’Amitai Etzioni et de la perspective ’socio-économique’, dont l’auteur est le représentant charismatique. L’approche socio-économique embrasse simultanément les différentes ambitions du programme comportementaliste, leur donnant, toutefois, une expression que beaucoup de comportementalistes déclarés jugeraient extrême, voire excessive. Ainsi Etzioni [1988] mène-t-il une attaque des plus virulentes contre l’hypothèse de rationalité. Il considère, de manière peu surprenante, que ce principe-phare du ’paradigme néo-classique’ (pour reprendre les termes de l’auteur) n’est doté que d’une très faible pertinence empirique. Surtout, il situe la source des limites à l’expression de la rationalité humaine non pas tant dans l’opération de défaillances cognitives -ou mêmes motivationnelles-, que dans le rôle proéminent des réactions affectives. L’hypothèse d’asocialité se voit, quant à elle, bafouée par la primauté, clairement revendiquée, qu’accorde Etzioni aux acteurs collectifs.

Par ailleurs, le programme ouvert par l’approche socio-économique, au demeurant en phase avec une certaine mouvance institutionnaliste, recèle bien des positions largement étrangères à l’héritage comportementaliste. C’est particulièrement le cas des positions que défend Etzioni [1988] quant il en vient à aborder la thématique des rapports entre science positive (ou descriptive), d’une part, et science normative, d’autre part. Selon l’auteur, la science positive est très fortement imprégnée de composantes normatives. Ainsi, les représentations néo-classiques/standards du comportement individuel (homo oeconomicus) sont-elles très largement envisagées, par l’auteur, comme le fruit d’un arbitrage idéologique. Cet arbitrage, produit d’une longue maturation, aurait pour fondement le désir d’affirmer et de promouvoir une certaine idée (une conception normative) de la liberté individuelle (Etzioni [1988, Ch. 1]). Aussi la socio-économie ne se cache-t-elle pas de vouloir constituer un contre-poids normatif, et même politique, à l’emprise du paradigme néo-classique (Stern [1993]).

Quoi qu’il en soit exactement du degré de recouvrement entre les perspectives comportementalistes et socio-économiques, il apparaît clairement que les positions défendues par Etzioni140 ont eu pour effet de radicaliser les termes du débat évoqué ci-dessus. La perspective socio-économique est venue offrir un solide contrepoids aux tentations pseudo-comportementalistes qui, pour certains auteurs, semblaient menacer l’identité même du courant comportementaliste (cf. Earl [1988, pp. 8-12]). Les divergences d’opinion quant à la stratégie la plus appropriée en vue de dépasser les limites de l’approche économique standard aboutirent, au tournant des années quatre-vingt/quatre-vingt dix, à un état de schisme latent au sein du courant. Ainsi, Albanese [1991, p. 19] n’hésite-t-il pas à affirmer : ’‘As a field of study, there are two positions one could take with respect to behavioral economics : 1) behavioral economics as a branch of mainstream economics, and 2) socioeconomics as a seperate discipline, providing an alternative to (...) neoclassical (...) economics’’.141

A notre sens, l’irruption de la socio-économie a entraîné une bipolarisation tout à fait excessive de la problématique comportementaliste. L’espace des travaux que recouvre le comportementalisme, ou que celui-ci serait susceptible d’accueillir, ne se restreint pas à l’alternative : pseudo-comportementalisme/socio-économie. Il nous semble en fait que le ’comportementalisme authentique’, auquel Peter Earl rattache volontiers les travaux d’un Simon ou d’un Katona, devrait être considéré comme le centre de gravité de la ’nébuleuse comportementaliste’. On pourrait, alors, assez justement estimer que le pseudo-comportementalisme et la socio-économie occupent des positions respectives qui se situent toutes deux aux confins de la nébuleuse comportementaliste, mais en des pôles diamétralement opposés. Le pseudo-comportementalisme, occupant une extrémité de la nébuleuse comportementaliste qui chevaucherait la nébuleuse standard, peut ainsi être tenu pour une expression très modérée du programme comportementaliste, quand la socio-économie en constituerait une expression radicale. ‘De façon plus spécifique, nous dirons d’une contribution qu’elle relève du pseudo-comportementalisme lorsqu’elle s’attache à replacer une conception issue du coeur de la nébuleuse comportementaliste dans le cadre d’analyse standard’ .

Les évolutions plus récentes, croyons-nous, confortent notre interprétation, car il apparaît, avec le recul dont on peut aujourd’hui disposer, que l’irruption de la socio-économie n’a fait que perturber momentanément l’équilibre du courant comportementaliste. Il ne s’agit pas de sous-estimer l’impact du choc socio-économique. Celui-ci a été bien réel. Ainsi, c’est à la suite des suggestions persuasives d’Etzioni que Richard Hattwick a finalement accepté de rebaptiser le Journal of Behavioral Economics, afin d’opter pour l’intitulé : Journal of Socio-economics. De même, la Society for the Advancement of Behavioral Economics (établie en 1982, suite, en particulier, aux efforts conjoints de Frantz, Gilad et Kaish) a-t-elle été purement et simplement fondue, en 1988, dans la Society for the Advancement of Socio-economics (SASE), qu’Etzioni venait à peine de constituer. Mais, en dépit de ces réelles influences, le courant comportementaliste n’a pas tardé à recouvrer une expression institutionnelle autonome. Ainsi, dès 1992, la SABE est rétablie, sous l’impulsion plus particulièrement, cette fois, de Morris Altman, Shlomo Maital et John Tomer. Le JSE est en fait, quant à lui, toujours demeuré sur la période (et le demeure encore) très largement ouvert aux apports comportementalistes. Pour autant, il serait erroné de considérer que la fusion institutionnelle avortée entre les mouvances comportementalistes, d’une part, et socio-économiques, d’autre part, puisse être le produit d’une quelconque forme de conflit mettant aux prises les représentants de chacune de ces perspectives. La SABE et la SASE fonctionnent, à ce jour encore, en étroite collaboration (un grand nombre d’auteurs ayant d’ailleurs tout simplement opté pour une double affiliation). Le renouveau de la SABE témoigne, selon nous, du désir de ne pas radicaliser l’approche comportementaliste, ainsi que de ne pas la dénaturer en la réduisant à la seule perspective socio-économique. Les membres de la SABE, nous semble-t-il, acceptent aujourd’hui majoritairement l’idée d’un courant comportementaliste qui s’étirerai t, de façon relativement uniforme, entre pseudo-comportementalisme et socio-économie.

Notes
140.

En particulier dans The moral dimension : toward a new economics (Etzioni [1988]).

141.

Dans le même ordre d’idées, cf. Etzioni [1991, pp. 5-6].