2.3.2. La ’behavioral economics’ comme zone d’interaction entre l’économie et la psychologie

Un second type de comportementalisme syncrétique fait irruption dans les années quatre-vingt, avec la montée en puissance de la ’psychologie économique’. Ici, la ’behavioral economics’ se voit caractérisée, de façon plus restrictive, comme une zone d’interaction entre économie et psychologie. La thématique du dialogue interdisciplinaire est maintenue, mais ciblée sur les seuls échanges entre économie et psychologie (sociologie, anthropologie, sciences politiques... se trouvent donc largement délaissées). C’est en particulier la perspective que retiennent Mac Fadyen & Mac Fadyen [1986a]. Pour les auteurs, la ’behavioral economics’, ainsi conçue, ne ferait que désigner dans la tradition américaine ce que les Européens ont coutume de nommer la ’psychologie économique’. A dire vrai, la question des rapports entre ’behavioral economics’ et ’economic psychology’ soulève des problèmes d’une difficulté considérable. L’articulation du courant comportementaliste et de la psychologie économique apparaît particulièrement délicate. Ainsi n’est-il guère possible de parvenir à des caractérisations rigoureuses et mutuellement cohérentes. La position extrême que retiennent A. & H. Mac Fadyen n’a, en vérité, que le mérite de la simplicité. En identifiant, de manière indifférenciée, ’behavioral economics’ et ’economic psychology’, au titre que chacune de ces entreprises viserait, en définitive, l’élaboration d’une zone d’interaction entre économie et psychologie, les auteurs font l’impasse sur une réalité historique et analytique complexe.

Historiquement, la psychologie économique recouvre un espace de travaux beaucoup plus restreint que ne le suggèrent Mac Fadyen & Mac Fadyen [1986a]. Elle réunit, à titre principal, des contributions de psychologues à l’analyse des vecteurs motivationnels, cognitifs et affectifs des comportements économiques en eux-mêmes, mais aussi à l’analyse de ces vecteurs en tant qu’ils sont influencés par l’évolution des variables économiques (Roland-Lévy & Adair [1998], Vieira Da Silva [1998]). Comme le signalent Lea et al. [1992], la psychologie économique moderne doit beaucoup aux travaux d’auteurs européens (P. Albou, A. Furnham, S. Lea, A. Lewis, P.-L. Reynaud, W. Van Raaij, G. Van Veldhoven, K.-E. Warnëryd...) mais trouve, dans les travaux menés aux Etats-Unis sur la consommation ainsi que dans l’oeuvre de Katona157, des contributions fondatrices. Si donc la psychologie économique traditionnelle, entendue dans son sens historique (étroit), est avant tout l’affaire de psychologues, le courant comportementaliste implique davantage les économistes. A tout le moins est-ce sur la base de ce dernier constat que nombre d’auteurs, relevant de l’une ou l’autre de ces traditions, en viennent essentiellement à différencier leur domaine respectif. Dans cette perspective, le comportementalisme beckerien se présente clairement, quant à lui, comme une psychologie ’écononomicisée’ qu’il convient de distinguer tant du courant comportementaliste que de la psychologie économique traditionnelle.

Nous avons ainsi interrogé cinq membres actifs du courant comportementaliste (à savoir : G. Antonides158, P. Earl159, R. Hattwick160, S. Maital161 et J. Tomer162) sur la question des caractérisations comparées du comportementalisme et de la psychologie économique. Nous pouvons résumer la teneur des réponses par cette brève remarque de John Tomer : ’‘In behavioral economics, economic is the noun and behavioral is the adjective. Behavioral economists are largely trained as economists and have learned to borrow from other disciplines. In economic psychology, psychology is the noun. We are talking about psychologists who are studying phenomena that have an economic nature’’. En dépit de l’apparente évidence de telles remarques, la question des rapports entre le courant comportementaliste et la psychologie économique (même entendue dans son acception traditionnelle, restreinte) est bien plus subtile. Quid, en effet, des travaux de Katona ou de Kahneman, Tversky et leurs collègues -tous des psychologues de formation-163 ? Doit-on considérer qu’il n’y a pas de différences quant à la substance même de ces entreprises -quant à leur objet-, mais seulement, donc, une différence de perspective -selon que le regard du scientifique soit celui d’un économiste ou d’un psychologue- ? Qu’est-ce qu’un économiste, qu’est-ce qu’un psychologue -est-ce la formation initiale qui prime, le département universitaire d’appartenance, la nature des revues où l’on publie ou encore la nature de l’objet que l’on étudie- ? Existe-t-il une délimitation nette entre les objets qui relèvent de l’économique et ceux qui renvoient au psychologique -la décision et le comportement ne seraient-ils pas des objets largement transdisciplinaires- ?

Certes, si les caractérisations à la Mac Fadyen & Mac Fadyen évitent de se poser, en particulier, le problème de la différenciation entre courant comportementaliste et psychologie économique, les remarques ’à la Tomer’ simplifient notoirement ce problème. Il reste que les positions défendues par l’auteur, en la matière, sont bien répandues. Différents psychologues investis dans la recherche en psychologie économique partagent d’ailleurs ces mêmes positions (Lewis & al [1995]). Selon nous, cette perspective historique est une base utile, bien que précaire, pour répondre à la question des relations entre le courant comportementaliste et la psychologie économique. Il convient de faire intervenir d’autres facteurs, d’essence analytique. Remarquons ainsi : 1) que la psychologie économique se limite à un éclairage psychologique de diverses problématiques économiques, lorsque le courant comportementaliste vise, en principe, un éclairage pluridisciplinaire ; 2) que la psychologie économique s’attache à des objets délaissés tant par les économistes standards que par les auteurs comportementalistes (la psychologie économique traite notamment des processus de socialisation économique, de l’impact du chômage sur l’équilibre psychique des agents économiques ou encore des ’représentations sociales de l’argent’ -cf. Roland-Lévy & Adair [1998]-) ; 3) que la psychologie économique traditionnelle n’accorde pas (contrairement à la science économique dans son ensemble et, notamment, au courant comportementaliste) de place à la question de l’impact des comportements économiques envisagés sur le déroulement et l’efficience de l’activité économique (Lewis [1988]). Nonobstant toutes ces nuances, analytiques et historiques, on ne saurait nier que le courant comportementaliste et la psychologie économique constituent des entreprises très proches, et parfois même indissociables, l’une de l’autre.

Notes
157.

Le statut privilégié de Katona, à la croisée des deux mouvements, tient essentiellement au fait que l’auteur exerça en tant qu’économiste, sur la base d’une formation exclusivement psychologique.

158.

L’auteur est membre de la SABE, en charge des relations avec l’IAREP (International Association for Research in Economic Psychology).

159.

L’auteur s’est vu confier la responsabilité de l’élaboration du recueil de texte consacré à la ’Behevioral Economics’ par l’éditeur E. Elgar (Earl [1988]).

160.

Directeur du Journal of Socio-economics.

161.

L’auteur est secrétaire de la SABE.

162.

L’auteur est président de la SABE.

163.

Faut-il, par ailleurs, rappeler que Simon était titulaire d’un Ph. D. en sciences politiques, qu’il était Professeur de ’psychologie et de sciences de la computation’ ?