2.3.3. La ’behavioral economics’ comme champ de lecture transdisciplinaire du comportement (fédéré par l’hypothèse de rationalité)

Il est, enfin, une troisième et dernière forme de ’comportementalisme syncrétique’ qu’il convient, ici, d’envisager. Celle-ci se doit d’être attribuée aux efforts communs de Green et Kagel. En contraste avec leurs premières positions, Green & Kagel [1987a] nous présentent la ’behavioral economics’ comme un champ de lecture transdisciplinaire du comportement, qui impliquerait la science économique, la psychologie et la ’biologie du comportement’.164 Le ciment de cet ensemble devant être, selon les auteurs, recherché dans la place que tiendrait, au sein de cette ’behavioral economics’, l’objectif de ’validation empirique’ des hypothèses et théories proposées ; un objectif qui passerait, en particulier, par les expérimentations dans le cadre du laboratoire. Ainsi les auteurs, après avoir déploré le manque de dialogue entre l’économie, la psychologie et la biologie comportementale, écrivent : ’‘This traditional insularity between the fields has been dramatically changing over the past decade. Economists have begun to enter the laboratory, and conduct smaller-scale experiments on delimited samples of subjects under controlled environments. Psychologists have begun to incorporate economic theory into their designs of experiments and analyses of results. In addition, behavioral biology has drawn upon the theories and research of psychology and economics while, concomitantly, the latter two disciplines have incorporated biological and evolutionary concepts into their analyses. Thus, the area of behavioral economics has emerged. While a strict definition of the field will not be attempted -it is still too soon to delimit the field of inquiry and interaction- we are much encouraged by a transdisciplary approach to the understanding of behavior. Behavioral economics, by emphasizing experimental and laboratory research to test hypotheses bearing on the various tenets and theories of psychology, economics, and behavioral biology, holds promise of providing new insights and valuable contributions to these fields of study’’ (Green & Kagel [1987a, p. viii]).

Forts d’une telle interprétation, les auteurs présentent Becker et Simon (sic !) comme les promoteurs de deux programmes de recherche distincts de la ’behavioral economics’. On peut légitimement douter de l’intérêt de la lecture que nous proposent Green et Kagel : un seul et même ensemble peut-il significativement accueillir deux auteurs dont les oeuvres (tout autant que les personnalités, d’ailleurs) sont marquées du sceau de l’antagonisme ?165 La pertinence de cette dernière forme de comportementalisme syncrétique se voit annihilée, selon nous, du fait des oppositions qui séparent le courant comportementaliste du comportementalisme beckerien. Bien que chacune de ces deux entreprises revendique la dénomination ’behavioral economics’, ces oppositions sont multiples et profondes.

En premier lieu, le caractère peu satisfaisant de l’hypothèse de rationalité aux yeux des auteurs relevant du courant comportementaliste est une donnée saillante. Bien loin de contester cette hypothèse, le programme de recherche suggéré par les promoteurs du comportementalisme beckerien a conduit, au contraire, à en étendre la sphère d’influence.

Ensuite, alors que le courant comportementaliste en appelle, notamment, à une ’psychologisation’ salvatrice de la théorie économique, le comportementalisme beckerien semble promouvoir une ’économicisation’ de la discipline psychologique. A l’évidence, ce dernier instaure une relation entre économie et psychologie qui constitue une nouvelle illustration de la fertilité de ’‘l’approche économique du comportement’’ selon Becker [1976, Ch 1 ; 1987]. Le comportementalisme beckerien n’est donc pas un courant à proprement dit, mais bien une simple branche ou excroissance de l’approche économique standard.166

Enfin, si les deux programmes de recherche comportementalistes oeuvrent, à un niveau très général, pour un rapprochement entre économie et psychologie, il s’avère que le comportementalisme beckerien entend rapprocher l’économie de la psychologie béhavioriste, alors que le courant comportementaliste prend essentiellement appui sur la psychologie cognitive (cf. encadré pp. 82-3, supra). Ainsi, contrairement aux partisans du comportementalisme beckerien, qui privilégient une lecture substantielle du comportement, les membres du courant confèrent une place déterminante à l’analyse de ses vecteurs motivationnels et cognitifs, optant pour un éclairage procédural (Rachlin [1980], Simon [1976]).167 En écho de Simon, Katona [1980, p. 3] confirme : ’Behavioral economics measures and analyzes such psychological antecedents of economic activities as the motives, attitudes and expectations that influence decision in economic matters’. Et Thaler [1992, p. 62] de conclure que la ’behavioral economics’, telle qu’il l’entend, est un ’‘mélange de psychologie cognitive et de micro-économie’’.

Notes
164.

L’éthologie ainsi que certaines branches de l’écologie.

165.

Sent [1998] rapporte que Becker a refusé de voir les remarques de Simon (relatives à une de ses contributions) figurer dans un recueil censé retracer le déroulement d’une conférence inter-disciplinaire (Bell et al. [1988]).

166.

Précisons, cependant, par souci de justice, qu’il serait erroné de considérer que cette relation ne relève que du seul expansionnisme brutal du programme de recherches néo-classique/standard. Le comportementalisme beckerien repose, avant tout, sur une certaine proximité analytique qui unit les deux parties prenantes (cf. § 2.2.4., ce chapitre, supra), doublée d’un intérêt partagé bien compris. Cette affinité a contribué, en effet, au rapprochement entre une tradition néo-classique/standard prompte à exporter son savoir-faire et une composante essentielle d’un programme méta-théorique béhavioriste en perte de vitesse notoire.

167.

Au demeurant, on ne peut s’empêcher de remarquer que Green et Kagel, dans la citation rapportée ci-dessus, ne font essentiellement que caractériser ce que nous tenons pour le ’comportementalisme beckerien’. Les auteurs, en particulier, n’évoquent que l’impact de la théorie économique sur la psychologie. Ils plaident, ce faisant, pour une approche ’transdisciplinaire’ du comportement placée sous le signe de l’économique, et unifiée de manière prépondérante (bien que le point ne soit pas explicite) par 1) une lecture externe, substantielle, du comportement, 2) le recours à l’hypothèse de rationalité.