DEUXIEME PARTIE : Les aptitudes limitées du décideur

Introduction à la deuxième partie

Les promoteurs de l’approche économique standard semblent, au titre de l’hypothèse de rationalité, prêter au décideur des aptitudes motivationnelles tout autant que des aptitudes cognitives pour ainsi dire illimitées. Celui-ci est censé, en effet, se trouver en mesure de recueillir et de mettre à profit une information relative à ses préférences, d’une part, à son environnement-problème, d’autre part, qui serait tout à fait compréhensive.174 Face à ces deux prémisses, dont la justesse même approximative paraît communément sous-tendre la perspective de comportements optimaux, la critique comportementaliste peut se voir exprimée au travers d’une présentation ressortant du champ dit de la ’psychologie du jugement’. Il y a, sous cet intitulé, tout un ensemble d’opérations mentales qui constituent autant d’étapes intermédiaires du processus au terme duquel le décideur en vient à exprimer un choix (Einhorn & Hogarth [1981], Camerer [1995]). Or, précisément, il est courant de distinguer, en lien avec la décision, deux grandes catégories de jugements : les jugements évaluatifs, d’une part, et les jugements prédictifs, d’autre part (Hogarth [1987]).

La distinction entre jugements évaluatifs et jugements prédictifs renvoie, dans le cadre des travaux psychologiques, à l’opposition que l’on peut faire entre ’jugements de valeurs’ et ’jugements de faits’ (cf. Simon [1947, Ch III], Goldstein & Hogarth [1997a, p. 9]). Telle que nous l’emploierons, donc, l’expression ’jugements évaluatifs’ ressort précisément de la (seule) classe des ’jugements de valeurs’, en sorte que le terme ’évaluation’ se voit détourné de son sens usuel. En toute rigueur, la classe des ’jugements prédictifs’, quant à elle, n’épuise pas celle des ’jugements factuels’. Si, dans le contexte des réflexions psychologiques consacrées à la décision, celle-ci semble pourtant se réduire à celle-là, c’est que l’on envisage en vérité les connaissances factuelles mobilisées par le décideur comme essentiellement tournées vers l’anticipation des conséquences susceptibles de résulter des diverses options envisagées -comme tournées, donc, vers la prédiction des conséquences de ses choix éventuels. Si le comportementaliste inscrit volontiers ses développements dans le champ de la psychologie du jugement au titre qu’il entend livrer un éclairage procédural du comportement individuel, une telle démarche le conduit donc, par la même occasion, à établir l’irréalisme des prémisses associées, en ces domaines, à l’hypothèse de rationalité.

Ainsi cette seconde partie vient constater les limites qui marquent les aptitudes du décideur. Dans le cadre d’un premier chapitre, l’examen des jugements évaluatifs est l’occasion de révéler les limites propres à ses aptitudes motivationnelles175 (Ch 3). A la suite du comportementaliste, on s’attache, au travers d’une première section, à mettre à jour l’existence de diverses ’procédures multicritères’, à éclairer les modalités de l’intégration du ’critère probabiliste’ ou, plus fondamentalement, à préciser certains attributs généraux de la ’fonction d’utilité’ (Ch 3, § 1). Ce sont là autant de perspectives ouvertes sur la genèse des préférences qui laissent présager de leur caractère variable. Cette contingence, dont la perspective standard, toute de cohérence et de déterminisme, ne saurait s’accommoder, se voit dûment établie à l’occasion d’une seconde section par où on dresse le bilan de toute une série de travaux expérimentaux (Ch 3, § 2).

Après donc avoir fait état des limites qui frappent les aptitudes motivationnelles du décideur, l’examen des jugements prédictifs nous conduit, dans le cadre d’un second chapitre, à constater les limites propres à ses aptitudes cognitives (Ch 4). Une première section invite, avec le comportementaliste, à douter de la pertinence des connaissances, des représentations et autres croyances probabilistes du décideur au titre, en particulier, que celui-ci entretiendrait communément un rapport biaisé à l’information (Ch 4, § 1). Dans le cadre d’une seconde section, on montre comment les auteurs comportementalistes se proposent, notamment, d’apprécier l’impact de ces diverses carences sur le déroulement des activités économiques (Ch 4, § 2). Qu’ils examinent la genèse des préférences, ou la formation des anticipations qui sous-tendent la détermination, en vérité bien parcellaire, du cadre options/conséquences, ces auteurs se révèlent prompts à épouser une perspective ’constructiviste’.

Notes
174.

Cf. notre introduction générale, supra.

175.

Où il faut rappeler que le domaine du motivationnel, par opposition au cognitif, se doit d’être entendu de manière relativement extensive, ainsi que le font notamment March & Simon [1958]. En ce sens, les réflexions consacrées à la genèse ou à la nature des préférences relèvent bien du champ motivationnel.