1.1. Options et conséquences : un cadre général

Par-delà leurs apports substantifs, les théories modernes de l’utilité espérée (Von Neumann & Morgenstern [1944], Savage [1954]) ont eu un impact certain sur les représentations de la décision et, plus généralement (quoique dans une moindre mesure), du comportement individuel. En effet, avec l’avènement de ces représentations formelles, l’antique cadre analytique fondé sur le tandem fins/moyens se voit, çà et là, délaissé au profit d’une structuration en termes d’options (’alternatives’) et conséquences. Ainsi Simon [1947] anticipe-t-il ce mouvement qui, après avoir stigmatisé quelques-uns des défauts de la conceptualisation par fins et moyens, embrasse la formulation de Von Neumann & Morgenstern.176

Bien que les modèles fins/moyens et options/conséquences puissent être, nous semble-t-il, aisément rabattus l’un sur l’autre, les débats contemporains menés dans le cadre de la théorie de la décision ont largement privilégié une structuration par options et conséquences. C’est en particulier cette structuration qui accueille les réflexions relatives à la genèse des préférences.177 Dans une large mesure, comprendre la formation des préférences amène, alors, à s’interroger sur les déterminants du choix : sur les mécanismes qui conduisent un individu donné à sélectionner une option parmi d’autres. Encore faut-il, toutefois, que ne soit pas d’emblée postulée l’existence d’une fonction d’utilité qui réduirait, de façon instantanée et par on ne sait quelles modalités, l’espace des conséquences à une multitude de paiements en utilité.

Ainsi, à l’évidence, les déclinaisons économiques standards du modèle options/conséquences n’ont que peu à dire sur le thème de la genèse des préférences. Le modèle de certitude (de maximisation de l’utilité), en particulier, conduit à attacher, d’emblée, à chaque option (à chaque panier, à chaque action) une valeur généralement unique à une transformation monotone croissante près. Muni de sa fonction d’utilité (ordinale), le choix est alors pour le décideur une opération triviale. Le processus par lequel chaque (ensemble de) conséquence(s) découlant des différentes options envisageables vient à recevoir une valeur subjective demeure, néanmoins, foncièrement indéterminé : le modèle de certitude se limite à postuler l’existence de relations de préférence.178

Le modèle d’incertitude (de maximisation de l’utilité espérée179) introduit une structuration de l’espace options/conséquences plus étoffée. Les options prennent ici la forme de loteries dont les résultats (’outcomes’) sont susceptibles de se réaliser avec une certaine probabilité.180 L’utilité attachée à chaque loterie ou option découle d’un processus de pondération linéaire des résultats ou des conséquences par les probabilités. ‘En d’autres termes, l’évaluation d’une loterie repose sur deux critères ou deux dimensions(-critère) : l’utilité attachée aux conséquences, d’une part, et les probabilités qui leur sont associées, d’autre part.’ Dans cette optique, le modèle de certitude peut être d’ailleurs envisagé comme un cas limite du modèle d’incertitude. C’est ainsi que l’on admet l’existence de loteries ’dégénérées’, assignant une probabilité égale à l’unité pour chaque (ensemble de) conséquence(s). En dépit toutefois de ses prétentions à la généralité, le modèle d’incertitude ne dévoile guère davantage les déterminants qui régissent l’assignation d’une valeur subjective aux conséquences en jeu. On se limite ici, en effet, à postuler l’existence d’une fonction d’utilité unique à une transformation linéaire croissante près (cardinale), généralement réputée concave (ce qui fonde l’hypothèse d’aversion vis-à-vis du risque).

Les représentations économiques standards ne sauraient donc manquer d’apparaître tout à fait insuffisantes pour qui souhaite rendre compte de la genèse des préférences, envisagée comme processus. Aussi les écrits comportementalistes n’hésitent-ils pas à mobiliser des représentations plus complexes, plus subtiles, nourries d’une multitude de travaux menés aux interstices de la psychologie et de l’économie. Ces travaux s’efforcent de préciser la nature des mécanismes, des jugements évaluatifs, qui mènent de la contemplation d’un espace de conséquences (contingent ou non, ’probabilisé’ ou non) à l’articulation d’un choix. Ils peuvent être répartis en deux grandes catégories.

L’essentiel des travaux que l’on a ici à l’esprit invite à reconnaître expressément que l’espace des conséquences, tel qu’il est structuré par le décideur, se trouve communément fragmenté à l’aune d’un certain nombre de critères, ou de dimensions(-critère). A titre d’exemple, le consommateur disposé à acquérir un logement appréciera les différentes possibilités qui lui sont offertes à la lumière des critères suivants : prix, superficie, luminosité, emplacement, style (etc). ; le demandeur d’emploi appréciera les éventuelles propositions au regard du salaire offert, des perspectives de carrière, des risques encourus, de l’organisation du temps de travail (etc.) ; l’entrepreneur en quête d’un nouveau site de production pourra structurer sa délibération au regard d’éléments tels que le coût des terrains, la proximité des marchés, les subventions reçues, la qualification de la main d’oeuvre locale (etc.). Aussi ce premier ensemble de travaux est-il porteur d’une pluralité de modèles dits ’multicritères’, plus spécifiquement développés afin de rendre compte des processus de décision du consommateur. Earl [1986, 1990], Hogarth [1987] ou Van Raaij [1986], en particulier, se font largement l’écho de ces modèles. Une seconde catégorie de travaux, donc, s’est attachée à déterminer, sur une base proprement empirique, de même qu’à mobiliser à des fins explicatives, certaines caractéristiques de la fonction d’’utilité’ ou de ’valeur’ individuelle.181 Impulsée par Kahneman & Tversky [1979], cet autre ensemble de contributions s’est vu habilement relayé par Thaler [1991, 1992].

Avant de présenter successivement chacune de ces catégories de travaux, il convient de formuler brièvement quelques remarques concernant leurs modalités d’articulation. A l’évidence, les modèles multicritères devraient intégrer, assez largement, certains résultats empiriques relatifs à la fonction d’utilité individuelle. Symétriquement, ces résultats auraient pu être notamment établis sur la base d’évaluations portant sur des (espaces de) conséquences ou des objets multidimensionnels. Dans les faits, néanmoins, c’est un certain cloisonnement qui prévaut entre les réflexions relatives aux processus d’évaluation multicritères, d’une part, et celles qui s’attachent à l’examen des caractéristiques générales de la fonction d’utilité individuelle, d’autre part.182

Il convient de signaler, dans un même ordre d’idées, que les modèles multicritères sont en principe aptes à incorporer, le cas échéant, le rôle de l’incertitude (Van Raaij [1986] et Hogarth [1987]). Dans cette optique, la composante probabiliste se verrait tout simplement inscrite, le cas échéant, au rang des critères susceptibles d’influencer les préférences exprimées par le décideur, même si l’on conviendra et constatera qu’il s’agit là d’un critère au statut singulier (cf. le tableau, placé ci-après).183 Néanmoins, il apparaît que les modalités d’une telle intégration ne sont pas, le plus souvent, clairement spécifiées.184 Cela n’est guère surprenant, tant il est vrai en pratique que la plupart des travaux qui mobilisent expressément des représentations multicritères font abstraction du rôle de l’incertitude.185 A contrario, les développements établis dans cette même veine inductiviste/empiriste mais qui se focalisent sur l’impact du critère probabiliste se dispensent communément des intrications propres aux représentations multicritères. C’est ainsi que Kahneman et Tversky appliquent essentiellement leur ’prospect theory’ à des objets unidimensionnels, tels que des enjeux pécuniers.186 Ce sont là, dans une large mesure, des concessions faites aux difficultés inhérentes à l’investigation scientifique.

Etats du monde S1 S2 Sm...
Dimensions
–critère
Options
1 2 n... 1 2 n... 1 2 n...
A
B
C...

Notes
176.

Simon [1947, p. 67, nbp. 4] précise qu’il avait lui-même mûri, de façon indépendante, une représentation proche de celle suggérée, quelque temps plus tard, par Von Neumann & Morgenstern [1944] (sans pour autant omettre de reconnaître la présence du cadre options/conséquences dans un travail de Von Neumann, souvent cité, datant de la fin des années 1920).

177.

La question de la ’genèse des préférences’ semble devoir recouvrir deux thématiques relativement distinctes. On peut d’abord aborder cette question sous l’angle de la ’socialisation économique’. On peut, ensuite, faire abstraction du processus de socialisation (ou le supposé achevé) et s’interroger sur les mécanismes régissant les jugements évaluatifs qui sous-tendent les activités de choix. Nous retiendrons, ici, cette seconde démarche. Pour une présentation des mécanismes de la socialisation économique -tels qu’ils éclairent, notamment, la question de la genèse des préférences- cf. Lewis et al. [1995, Part II], Maital & Maital [1993, Part II], Lea et al. [1987, Ch. 14]).

178.

Et ce, en fait, que la fonction d’utilité soit une donnée première ou qu’elle soit révélée -ou ’révélable’- à la lumière des choix effectivement retenus.

179.

Dans sa variante neumanienne ou savagienne, cf. Schoemaker [1982].

180.

Dans la terminologie de Savage [1954], les options sont autant d’’actes’ possibles, dont les ’conséquences’ dépendent des ’états du monde’ susceptibles de se réaliser.

181.

Kahneman et Tversky évoquent communément une ’fonction de valeur’ (’value function’) et non une ’fonction d’utilité’. La différence entre ces deux terminologies peut néanmoins apparaître assez maigre. Au demeurant, les auteurs ont parfois indifféremment recours à l’une ou l’autre de ces terminologies.

182.

Pour une bonne illustration d’une perspective intégrée, cf. Tversky & Simonson [1993].

183.

Pour autant, il convient de signaler que les modèles d’incertitude qui ne restituent pas expressément le caractère multidimensionnel d’une conséquence (ou d’un espace de conséquences) ne seront pas considérés, à proprement parler, comme des modèles multicritères.

184.

Les présentations de Van Raaij [1986] et Hogarth [1987] semblent, d’ailleurs, diverger sur ce point.

185.

C’est notamment la démarche que retient Earl [1986] dans ses applications des modèles multicritères.

186.

Tout au moins ces développements ne restituent-ils pas expressément le caractère multidimensionnel des conséquences associées aux différentes options en présence.