1.3.2. ’Effets de dotation’ et ’comptabilité mentale’, ou les vertus descriptives de la fonction de valeur de Kahneman/Tversky selon Richard Thaler

Sans doute une des contributions les plus importantes de Thaler réside dans son analyse de ce qu’il est convenu d’appeler, depuis ses travaux pionniers (Thaler [1980]), l’’effet de dotation’ (’the endowment effect’). Cet ’effet’ capture une régularité empirique, constatée dans le cadre de nombreuses expérimentations197, qui veut que le prix auquel un individu est disposé à se séparer d’un bien faisant partie de sa dotation initiale diffère, systématiquement, du prix auquel il serait prêt à acquérir ce bien si celui-ci n’était pas, préalablement, en sa possession. Plus spécifiquement, on constate que ce second prix est généralement inférieur au premier.198 L’approche économique standard ne peut rendre compte de cette anomalie qu’en mobilisant des explications en termes d’effets de revenu et/ou de coûts de transaction. Or ces explications semblent, dans bien des cas, peu pertinente. En particulier est-il douteux qu’elles puissent s’appliquer aux effets de dotation constatés dans le cadre du laboratoire, puisque les enjeux y sont relativement faibles et les transactions indolores.

Plutôt que de recourir à des rationalisations ad hoc, Thaler [1980] attribue les effets de dotations au fait que la plupart des individus traiteraient de façon différenciée les ’coûts tangibles’ et les ’coûts d’opportunité’ (’out-of-pocket costs’ versus ’opportunity costs’). Les coûts tangibles seraient envisagés comme d’authentiques pertes, alors que les coûts d’opportunité ressortiraient de la catégorie des ’manques à gagner’ ou, en d’autres termes, des gains non-réalisés. Par une mobilisation directe, et néanmoins habile, de la fonction de valeur de Kahneman/Tversky, on en déduit que les coûts d’opportunité auront tendance à être systématiquement minorés relativement aux coûts tangibles. A supposer qu’un bien considéré ait une contre-valeur en utilité relativement bien déterminée, le prix minimal -apprécié comme un coût d’opportunité- auquel un individu sera disposé à céder ce bien devrait excéder le prix maximal -envisagé comme un coût tangible- auquel il sera prêt à l’acquérir.

Une explication plus directe encore, que Thaler [1980] envisage à titre d’explication complémentaire, semble avoir néanmoins trouvé un plus large écho. La cession d’un bien est généralement considérée comme une perte, alors que l’acquisition de ce même bien constitue un gain.199 En vertu du principe d’aversion pour les pertes, il découle que la première opération occasionnera une désutilité supérieure (en valeur absolue) à l’utilité engendrée par la seconde, d’où la divergence de prix constatée. Ainsi Kahneman et al. [1990] ont réparti, de façon aléatoire, différents biens (tels des tasses à café ou des stylos) au sein d’un groupe expérimental constitué afin de mettre en évidence l’effet de dotation. Les prix de cession constatés auprès des sujets en possession des biens considérés se sont, en moyenne, avérés deux fois supérieurs aux prix d’achat suggérés par les sujets non-initialement dotés de ces biens. Précisément, Tversky & Kahneman [1991] ont montré que l’utilité associée au gain d’une petite somme était, peu ou prou, deux fois inférieure à la désutilité (en valeur absolue) occasionnée par la perte de cette même somme.

Toujours guidé par un souci de formuler des modèles qui seraient dotés d’une base empirique plus solide, Thaler a initié différentes réflexions relatives à des opérations que l’auteur range sous l’intitulé ’comptabilité mentale’ (’mental accounting’)200 ; des réflexions qui amènent Thaler, là encore, à mobiliser les caractéristiques empiriques de la fonction de valeur de Kahneman/Tversky.201 Une dimension de cet effort conduit Thaler à s’interroger sur la manière dont les agents seraient susceptibles de comptabiliser, mentalement, deux ou plusieurs résultats ressortant de la catégorie des gains ou des pertes relatifs. Plus précisément, il s’agit de savoir si ces résultats seront évalués conjointement ou séparément. Sur la base d’un certain nombre d’indices empiriques, Thaler [1985] fait l’hypothèse, audacieuse, que le mode d’évaluation retenu, soit global, soit fragmenté, pourrait être celui qui procure le plus d’utilité ou de valeur à l’individu considéré.202 Fort de cette prémisse, ainsi que de son attachement à la fonction de valeur de Kahneman/Tversky, l’auteur fait valoir : 1) que les gains devraient être appréhendés séparément, dans la mesure où v (x) + v (y) > v (x + y) pour x, y > 0 ; 2) que les pertes devraient être, quant à elles, évaluées conjointement (une relation inverse à la précédente étant ici vérifiée, compte tenu du caractère convexe de la fonction de valeur sur la région des pertes) ; 3) qu’un gain accompagné d’une perte d’un montant inférieur (ou égal) en valeur absolue devraient être appréciés conjointement, puisque v (x) + v (-y) < v (x - y), pour x > y ; et enfin 4) qu’une forte perte accompagnée d’un faible gain devraient être évalués séparément (intuitivement, il ressort de la propriété de sensibilité décroissante qu’une évaluation globale conduirait, contrairement à une évaluation fragmentée, à ’noyer’ l’impact du faible gain).

Thaler [1985] a mené une expérience conduisant, semble-t-il, à confirmer ces quatre préceptes qui, ensemble, suggèrent l’existence d’une ’comptabilité mentale hédoniste’. Néanmoins, Thaler & Johnson [1990] ont réexaminé, sur une base expérimentale plus solide203, la pertinence empirique de ces mêmes préceptes, concluant que le principe d’évaluation conjointe des pertes se doit d’être réfuté. Ainsi, placée face à la perspective d’une double perte, une majorité de sujets privilégie régulièrement l’option offrant un étalement dans le temps de ces deux pertes, au détriment de l’option concurrente conduisant, quant à elle, à concentrer les pertes encourues sur une seule et même journée (ce qui laisse penser que les sujets ne sauraient rassembler les pertes afin d’en minorer l’impact). Dans un même ordre d’idées, interrogée sur la pénibilité qui résulterait d’une perte de 9 $, d’une part, et d’une perte identique faisant suite à une perte de 36 $, d’autre part, une large majorité de sujets (62%) indique que la perte en question occasionnerait un désagrément plus fort si celle-ci venait à intervenir dans le cadre du second contexte (ce qui va, là aussi, contre l’idée selon laquelle les individus procèderaient à une évaluation conjointe des pertes). Ces diverses réflexions relatives à la comptabilité mentale ont été l’occasion, pour les auteurs, d’examiner l’incidence des pertes ou des gains antérieurement réalisés sur les attitudes individuelles vis-à-vis du risque.204 Nous reviendrons plus loin sur cette extension naturelle de la perspective suggérée par Thaler [1985], car il convient, à ce stade, de rendre expressément compte de l’impact, largement négligé jusqu’ici, du critère probabiliste sur la détermination des préférences individuelles.

Notes
197.

Cf., notamment, Thaler [1980], Kahneman, Knetsch & Thaler [1990, 1991].

198.

Un constat qui avait déjà pu être établi (au cours des années 70) dans le cadre de travaux visant à estimer la valeur de certaines ressources naturelles aux fins d’analyses coûts/bénéfices (cf. Camerer [1995, p. 665]).

199.

Tout au moins en va-t-il plus spécifiquement ainsi pour les biens acquis à des fins d’usage -les biens dont la finalité expresse est, pour un individu considéré, d’être cédés, ou les biens pour lesquels il existe des prix bien déterminés, ne donnant lieu qu’à des effets de dotation plus marginaux.

200.

Cf. Thaler [1985], Thaler & Johnson [1990].

201.

Thaler [1985, pp. 200-2] écrit : ’The goal of the paper is to develop a richer theory of consumer behavior than standard economic theory (...) The first step in describing the behavior of the representative consumer is to replace the utility function from economic theory with the psychologically richer value function used by Kahneman and Tversky’ (italiques dans le texte).

202.

L’auteur écrit : ’To some extent people try to frame outcomes in whatever way makes them happiest’ (Thaler [1985, p. 203]). Le propos de l’auteur n’a pas, néanmoins, qu’une portée descriptive. Il revêt également une dimension normative et ’prescriptive’. Ainsi l’auteur tire-t-il différentes conclusions à destination des professionnels du marketing, généralement désireux de présenter les caractéristiques d’une transaction sous leur meilleur jour.

203.

La procédures expérimentale utilisée par Thaler [1985] n’est, en effet, guère satisfaisante (ce que concèdent, au demeurant, Thaler & Johnson [1990, p. 651]).

204.

Thaler [1985, pp. 212-3] insiste davantage sur les applications en marketing qui découlent des règles de la comptabilité mentale.