1.4.2. L’attitude du décideur face au risque : quatre implications majeures de la théorie des perspectives aléatoires

La théorie des perspectives aléatoires est incontestablement dotée d’une portée descriptive de loin supérieure à ce que peut offrir, sur ce plan, la théorie standard de l’utilité espérée (Starmer [2000]). De nombreuses régularités empiriques qui ne manquent pas d’apparaître, à l’aune de cette représentation standard, comme des anomalies, trouvent ainsi leur place dans le cadre de la ’prospect theory’. Le point ne saurait guère surprendre, car, ainsi que le souligne Thaler [1987, p. 102] : ’‘Prospect theory is explicitly a descriptive theory, with no normative pretentions. As such, it was developed inductively, starting with the results of experimental research, rather than deductively from a set of axioms. It is an attempt to make sense of many different kinds of anomalies’’. Les fonctions de valeur et de pondération avancées par Kahneman et Tversky sont donc le produit direct de ces ambitions descriptives.214 Au rang de ces apports descriptifs, on trouve notamment une interprétation du fameux ’paradoxe d’Allais’, lequel constate les limites de l’axiome d’indépendance.215 Nous aurons l’occasion, plus loin, de restituer cette interprétation ainsi que de présenter divers autres travaux propres à attester de la supériorité comparative de la théorie des perspectives aléatoires avancée par Kahneman et Tversky.216

A un niveau plus général d’analyse, la théorie des perspectives aléatoires capture quatre traits majeurs des comportements face au risque.217 Le domaine de validité de ces observations est, essentiellement, celui des loteries soit positives soit négatives (au sens large), donnant lieu à deux ’gains’ ou deux ’pertes’, de la forme : (0, p ; 200, 1 - p), ou encore (-100, p ; -200, 1 - p). Lorsque les loteries considérées offrent une probabilité intermédiaire-à-forte (≈ 0.1 < p < 0.9) de réaliser le gain ou la perte le plus élevé, on constate communément une aversion vis-à-vis du risque sur l’espace des gains, et une attirance pour le risque sur l’espace des pertes.218 La forme spécifique de la fonction de valeur, ainsi que la nature de la fonction de pondération contribuent, conjointement, à expliquer cette régularité empirique. La première action résulte directement du caractère concave de la fonction de valeur sur l’espace des gains, et de son caractère convexe sur l’espace des pertes. Quant à la seconde action, elle découle de la sur-pondération qui touche les conséquences certaines, d’une part, et de la sous-pondération qui marque l’appréciation des probabilités de valeur intermédiaire-à-forte, d’autre part. Lorsque la valeur des probabilités associées aux gains ou aux pertes extrêmes est, au contraire, relativement faible (p < 0.1), c’est un schéma de préférence inversé qui prévaut : on constate ainsi, le plus souvent, une attirance pour le risque sur l’espace des gains, et une aversion pour le risque sur l’espace des pertes. L’action de la seule fonction de pondération contribue, ici, à rendre compte de ces deux résultats : la sur-pondération qui marque les faibles probabilités conduit, d’une part, à accroître l’attractivité des loteries positives et, d’autre part, à réduire l’attractivité des loteries négatives. Une explication relativement simple, mais des plus significatives, car elle permet en particulier à la théorie des perspectives aléatoires d’expliquer l’intérêt que nombre d’individus portent, simultanément, aux jeux de hasard et aux produits d’assurance. On observe, plus généralement, que cette discrimination fine des attitudes face au risque dont est porteuse la théorie, et qui repose sur les quatre traits rapportés ci-dessus, tranche avec l’omniprésence de l’hypothèse d’aversion pour le risque, à laquelle seule le modèle standard d’utilité espérée tend à se référer.

Notes
214.

Ambitions dont Kahneman & Tversky [1979], ainsi que Tversky & Kahneman [1988], offrent des illustrations panoramiques.

215.

Présenté de façon littéraire, cet axiome conduit à affirmer que le choix entre deux options ne saurait reposer que sur la comparaison des seuls couples états du monde/conséquences pour lesquels ces options divergent. Cet axiome d’indépendance apparaît dans les écrits de Von Neumann et Morgenstern sous la forme de l’axiome de substitution’ (lequel n’est explicitement présent, en fait, qu’à compter de la seconde édition de leur Theory of Games and Economic Behavior -une lacune qui a d’ailleurs suscité quelques difficultés-). Savage [1954], quant à lui, mobilise ce qu’il qualifie d’’extended sure-thing principle’ afin de capturer ce même axiome.

216.

Cf. § 2.2., et, pour ce qui est du paradoxe d’Allais, § 2.2.3., infra (ce chapitre).

217.

Kahne.man & Tversky [1979], Tversky & Kahneman [1992].

218.

Rappelons qu’un individu est réputé manifester de l’attirance ou du goût pour le risque s’il préfère participer effectivement à une loterie plutôt que de recevoir/débourser, avec certitude, une somme correspondant à l’espérance de gain/perte de la loterie en question ; dans le cas d’un arbitrage contraire, il est dit témoigner de l’aversion pour le risque. Alternativement, on dit qu’il y a attirance/aversion pour le risque lorsque l’équivalent-certain d’une loterie, rapporté par un individu donné, est supérieur/inférieur à l’espérance de cette loterie (où l’équivalent-certain d’une loterie est la somme telle que l’individu est indifférent entre recevoir ou se dessaisir de cette somme, d’une part, et participer effectivement à la loterie, d’autre part).