2. La variabilité des préférences : vers une perspective constructiviste ?

A la lumière des travaux présentés au cours de la précédente section, il devient significatif de parler de ’genèse des préférences’. Là où l’approche économique standard se contente, peu ou prou, de postuler l’existence de relations de préférence, les auteurs comportementalistes adhèrent à des représentations qui capturent le processus par lequel l’individu vient à privilégier telle option à telle autre. La perspective standard est donc, à tout le moins, incomplète. Mais il y a plus. L’examen des procédures multicritères, ainsi que des déterminants locaux de la valeur, laisse entrevoir des préférences qui pourraient se révéler variables et/ou incohérentes. En effet, des procédures multicritères distinctes ou des fonctions de valeur distinctes220, appliquées à un ensemble d’options inchangé, ne conduiront pas nécessairement à un ordre de préférences constant. De même le recours à certaines procédures ne saurait-il garantir la transitivité des choix, ainsi qu’en attestent les réflexions de Tversky [1969] relatives au modèle lexicographique. A contrario l’approche économique standard présuppose qu’il existe un processus évaluatif univoque qui conduit le décideur, face à une ’réalité donnée’, fusse-t-elle multidimensionnelle, à exprimer des jugements ou des choix laissant apparaître des préférences déterminées et cohérentes. Force est pourtant de constater, à ce stade, que la perspective standard se révèle non seulement incomplète mais aussi erronée.

Au cours des trente dernières années, de nombreux travaux se sont attachés à démontrer la nature variable, contingente, des préférences. Ce constat est au coeur d’une perspective alternative qui affirme que les préférences individuelles ne constituent pas une réalité immanente, mais sont construites par le décideur au gré de ses interactions avec son environnement.221 Dans le cadre de cette appréhension ’constructiviste’, le décideur est ainsi censé faire émerger ses préférences au fil des procédures évaluatives (souvent multicritères) qu’il mobilise. ‘La variabilité des préférences résulterait, dès lors, du caractère contingent de ce processus de construction. Plus spécifiquement, il ressort que la nature et la forme exactes des procédures déployées témoignent d’une sensibilité marquée à des modifications de la situation-problème qui, au regard de l’approche standard de la rationalité, ne devraient pas porter à conséquences ; cette sensibilité atteste des aptitudes motivationnelles limitées du décideur’ .

Bien qu’il demeure généralement implicite, le présupposé d’’invariabilité des préférences’ n’en constitue pas moins un pilier fondamental de l’approche standard de la rationalité dans son expression utilitariste (Tversky & Kahneman [1988]). Deux paradigmes expérimentaux ont été, à titre principal, le lieu des contestations de la pertinence empirique de ce présupposé (Tversky et al. [1988, 1990], Tversky & Kahneman [1988]). Les préférences individuelles se sont ainsi révélées, d’une part, susceptibles de varier au gré de la technique ou du procédé utilisé afin de les ’dévoiler’.222 Un premier constat que l’on désignera sous l’intitulé ’contingence de procédé’ (’procedural variance’). Ces préférences se sont avérées, d’autre part, sensibles à la manière dont les problèmes, les options, sont présentés ou se présentent au décideur. Un second constat auquel on réfèrera sous l’intitulé ’contingence de présentation’ (’descriptive variance’).

Les travaux relatifs tant aux contingences de procédé qu’aux contingences de présentation méritent de faire l’objet d’un exposé relativement détaillé. C’est là l’occasion de donner une illustration concrète de la nature contingente des préférences. Surtout, l’impact de ces travaux sur la discipline économique a été non-négligeable : ceux-ci ont en effet donné lieu à d’importantes polémiques mettant aux prises les auteurs comportementalistes, d’une part, et les théoriciens et/ou expérimentateurs enclins à défendre le modèle standard de la rationalité, d’autre part.

Notes
220.

En ce sens qu’elles ne reposeraient pas sur un même point de référence.

221.

Une perspective que Payne et al. [1992] (à la suite de Shafer [1988]) n’hésitent pas à tenir pour un enseignement majeur des travaux empiriques consacrés, au cours de ces trente dernières années, à la décision individuelle.

222.

Il est difficile de traduire les vocables généralement utilisés dans les travaux anglo-saxons -à savoir : le verbe ’elicitate’ et le nom ’elicitation’- lorsqu’il s’agit d’évoquer l’opération consistant à inférer, à mettre à jour ou à dévoiler les préférences individuelles.