2.1.1. Le phénomène de ’revirement de préférence’ : les constats pionniers de Lichtenstein et Slovic

Le phénomène dit de ’revirement de préférence’ (’preference reversal’) est la principale illustration de la classe des contingences de procédé. On doit la mise en lumière de ce phénomène à deux psychologues : Sarah Lichtenstein et Paul Slovic. A la fin des années 1960, les auteurs constatent que les sujets invités à choisir entre deux loteries voient leurs préférences principalement orientées par les probabilités de gain ou de perte. Lorsqu’il ne s’agit plus de choisir entre des loteries, mais de leur attribuer une valeur -à l’achat ou à la vente- ce sont les montants en jeu qui semblent, cette fois-ci, constituer le principal déterminant des réponses suggérées. Les critères ’probabilité’ et ’montant’ paraissent donc diversement pondérés selon qu’on assigne au sujet une tâche consistant en un choix ou une tâche tenant en une évaluation. Sur la base de ce constat, les auteurs conjecturent qu’il doit être possible, dans certains cas de figure, de mettre à jour des configurations de préférences contradictoires, telles que le sujet amené à choisir entre les loteries A et B préfère A, mais attribue un prix supérieur à B. De la sorte, deux procédés communément utilisés afin de dévoiler les préférences individuelles, bien qu’équivalents d’un point de vue normatif, pourraient conduire à enregistrer des préférences incompatibles. C’est cette intuition, indiquent Slovic & Lichtenstein [1983], qui a incité les auteurs à mener leurs fameuses expériences du début des années 1970.

Dans leur article intitulé ’Reversals of preference between bids and choices in gambling decisions’ (Lichtenstein & Slovic [1971]), les deux psychologues portent à l’attention de leurs sujets deux grands types de loteries. Les loteries-P (’P-bets’) se caractérisent par une forte probabilité de gagner une petite somme ; les loteries-$ (’$-bets’) ont une probabilité bien plus faible de gagner une somme bien plus importante. Dans un premier temps, le sujet a pour tâche de choisir entre différentes loteries qui lui sont présentées par paires, chaque paire se constituant d’une loterie-P et d’une loterie-$ de valeur espérée positive et approximativement identique. Soit ainsi, à titre d’exemple, la paire formée de la loterie-P : (4$, 35/36 ; -1$, 1/36), d’une part, et la loterie-$ : (16$, 11/36 ; -1.5$, 25/36), d’autre part. Après quelque activité de diversion, il est demandé au sujet, dans un second temps, d’attribuer un prix à chacune des loteries précédemment examinées.223 Au regard de leur constat de sensibilité des critères mobilisés à la nature de la tâche prescrite, les auteurs suggèrent donc la prédiction suivante : parmi les sujets ayant choisi une loterie-P donnée au détriment de la loterie-$ lui étant associée, certains attribueront un prix supérieur à la loterie-$.224 Trois expériences ont permis de confirmer la validité de cette prédiction.225 L’une de ces expériences fait état de résultats particulièrement frappants, puisque environ 3/4 des sujets ayant choisi une loterie-P ont systématiquement attribué un prix supérieur à la loterie-$ associée. La teneur des résultat obtenus par Lichtenstein & Slovic [1971] s’est en outre vue réaffirmée, peu de temps après, à l’occasion d’une expérience in situ réalisée dans un grand casino de Las Vegas (Lichtenstein & Slovic [1973]).

Notes
223.

Soit qu’il s’agisse, pour le sujet, de déterminer le prix maximal auquel il serait disposé à payer cette loterie ; soit qu’il s’agisse d’indiquer à quel prix il serait disposé à céder la loterie si celle-ci était en sa possession.

224.

On notera que les revirements de préférence qui résulteraient du choix de la loterie-$ et de l’attribution d’un prix supérieur à la loterie-P ne sont pas des revirements prévus par les auteurs. De tels revirements débordent, en effet, le cadre de la corrélation initialement constatée entre préférences et probabilités lorsque la tâche expérimentale consiste en un choix, d’une part, et entre préférences et montants lorsque la tâche expérimentale consiste en la soumission d’un prix, d’autre part. Cette forme de revirements a également pu être constatée. Elle demeure néanmoins tout à fait marginale.

225.

Brièvement, les expériences 1 et 2 impliquent des sujets rémunérés mais qui ne participent à aucun moment aux loteries sur lesquelles portent leurs réflexions. La seule différence entre ces deux expériences réside dans la nature précise de la tâche consistant à fixer un prix. Dans le cas de l’expérience 1, le sujet est invité à proposer un prix minimal à la vente ; dans le cas de l’expérience 2, il lui est demandé un prix maximal à l’achat. L’expérience 3 se distingue, en particulier, de par le recours que font les expérimentateurs à la procédure incitative dite de Becker-DeGroot-Marschak (laquelle est censée garantir que le sujet révèle ses véritables ’prix de réservation’ et, en particulier, le prix minimal à la vente ; cf. note 56, page à suivre) ; la spécificité de cette expérience tient également au fait que les sujets n’étaient pas rémunérés mais, en contre-partie, participaient effectivement aux loteries.