2.1.2. La controverse

La configuration de préférences mise à jour par Lichtenstein et Slovic n’est pas compatible avec les présupposés de la théorie standard de la rationalité. Les axiomes d’ordre ou de complétude reposent sur l’idée que le décideur disposerait d’aptitudes motivationnelles propres à garantir le recueil d’une information uniformément déterminée quant à la teneur de ses préférences. Les axiomes de continuité garantissent, en outre, une aptitude à discriminer les options en présence, pour ainsi dire, illimitée. C’est au regard de ses préférences que le décideur est censé se guider afin de sélectionner l’option qui maximise son utilité, ou son utilité espérée. Des procédés distincts visant à recueillir les préférences du décideur devraient naturellement conduire à enregistrer des résultats identiques. Prenant la mesure des implications de la contingence de procédé révélée par les travaux de Lichtenstein et Slovic, David Grether et Charles Plott226 ont mené une série d’expériences visant ’à discréditer le travail des psychologues eu égard à ses applications économiques’ (Grether & Plott [1979, p. 623]). Les auteurs ouvrent leur article par la présentation d’une liste de treize objections susceptibles de contrecarrer l’effectivité des conclusions établies par ’les psychologues’. En dépit de leurs efforts, les auteurs ne peuvent que reconnaître : ’‘the results we obtained were not those expected when we initiated this study. Our design controlled for all the economic-theoretic explanations of the phenomenon which we could find. The preference reversal phenomenon which is inconsistent with the traditional statement of preference theory remains’’(Grether & Plott [1979, p. 634]).

Nonobstant le caractère provocateur de certains aspects de la contribution de Grether et Plott, les auteurs ont le mérite de s’attarder à donner une réplique empirique aux résultats rapportés par les psychologues et promptement acceptés par des économistes tels Hogarth ou Thaler. En fait, l’article de Grether et Plott est à l’origine d’une longue controverse expérimentale consignée, en grande partie, dans les colonnes de l’American Economic Review.227 Ainsi que le signalent Tversky, Slovic & Kahneman [1990] ou Tversky & Thaler [1990], les travaux dédiés sur la période au phénomène de revirement des préférences se sont attachés, pour l’essentiel, à montrer qu’il s’agissait là de la conséquence, soit : 1) d’un défaut inhérent à la procédure expérimentale mobilisée, 2) d’une violation de l’axiome de transitivité des préférences, 3) d’une manifestation -authentique- d’une forme de contingence de procédé. La principale objection formulée à l’encontre de la technique expérimentale utilisée frappe le mécanisme incitatif dit de Becker-DeGroot-Marschak (BDM). Ce mécanisme est communément déployé afin de s’assurer que les sujets révèlent effectivement le prix minimal auquel ils sont prêts à se dessaisir des loteries considérées ou, symétriquement, le prix maximal auquel ils sont disposés à les acquérir228 (on redoute, en effet, que les sujets puissent être tentés de rentrer dans des considérations stratégiques les poussant à ne pas divulguer leurs véritables ’prix de réservation’). Or, font valoir les critiques, le mécanisme de BDM présuppose la validité du modèle standard de maximisation de l’utilité espérée (le modèle de Von Neumann-Morgenstern)229 et, plus spécifiquement, de l’axiome d’indépendance, d’où résulte le principe de pondération linéaire des utilités attachées aux conséquences par les probabilités.230 Pour peu que l’on soit prêt à concéder les faiblesses du dit axiome -ainsi que nombre d’auteurs, à la suite de Machina [1982], ont pu être amenés à le faire-, il ne peut être exclu d’attribuer le phénomène de revirement des préférences à des facteurs purement motivationnels-stratégiques.

Afin de déterminer la teneur générale des ’causes des revirements de préférence’, Tversky et al. [1990] suggèrent donc un cadre expérimental qui permet de se dispenser du mécanisme incitatif de BDM et, plus généralement, d’une quelconque hypothèse concernant la validité de l’axiome d’indépendance. Ce faisant, les auteurs s’autorisent à focaliser leur démarche sur le rôle respectif du caractère intransitif des préférences, d’une part, et des contingences de procédé, d’autre part. Leurs résultats expérimentaux ont permis d’établir une fréquence de revirements de préférence similaire aux fréquences habituellement rapportées (soit environ 50%), ce qui laisse penser que les faiblesses de la procédure BDM n’ont que peu à voir avec le phénomène de revirement de préférence.231 Il ressort, en outre, que seule une proportion assez faible (environ 10%) des revirements constatés peut être attribuée, à titre exclusif, à l’intransitivité des préférences individuelles. L’essentiel des revirements de préférence est donc bel et bien le fait de contingences de procédé. De façon plus spécifique encore, les résultats de Tversky et al. [1990] indiquent que c’est l’attribution, par le sujet, d’un prix trop élevé (’overpricing’) à la loterie-$ qui conduit communément à l’incompatibilité constatée entre deux procédés de divulgation de préférences équivalents, sur un plan normatif.

Notes
226.

Les auteurs écrivent : ’Taken at face value, the data are simply inconsistent with preference theory and have broad implications about research priorities within economics. The inconsistency (...) suggest that no optimization principles of any sort lie behind the simplest of human choices and that the uniformity in human choice behavior which lie behind market behavior may result from principles which are of a completely different sort from those generally accepted’ (Grether & Plott [1979, p. 623]).

227.

Cf. Camerer [1995, pp. 657-65], pour un survol panoramique.

228.

Au regard de la théorie économique standard, ces deux prix sont réputés être, aux coûts de transaction ainsi qu’aux effets de revenu prêts, identiques. On a vu déjà que cette assertion était empiriquement remise en cause (cf. notre présentation, dans ce même chapitre, de l’’effet de dotation’,§ 1.3.2., supra).

229.

Le principe de cette technique suggérée, en 1964, par G. Becker, M. DeGroot et J. Marschak est le suivant : le sujet est invité à indiquer, dans un premier temps, le prix minimal, p, auquel il est disposé à céder une loterie, L, donnée ; dans un second temps, un mécanisme aléatoire génère une valeur p’ ; si p > p’, le sujet participe effectivement à la loterie L ; si p < p’, il reçoit p’. Intuitivement, on comprend que le sujet ne peut avoir intérêt à surestimer p. Tout excédent de p’ par rapport à la véritable valeur de p ne peut être interprété que comme un gain par un sujet cohérent. Or, surestimer p ne conduit qu’à réduire la probabilité d’une telle perspective. Plus formellement, si le sujet est un maximisateur standard d’utilité espérée, il détermine p de façon à maximiser l’utilité espérée qu’il retire de la loterie composée, constituée de L et des valeurs de p’ supérieures à p (ce qui suppose, soit dit en passant, que le sujet respecte non seulement l’axiome d’indépendance mais également l’axiome de réduction). Si la valeur de p est déterminée conformément à ce calcul maximisateur, alors p est tel que le sujet se trouve effectivement indifférent entre recevoir p et participer à L.

230.

Camerer [1995, p. 659] rappelle que la procédure BDM n’est en fait problématique que si le décideur viole l’axiome d’indépendance tout en étant capable de réduire une loterie composée à son expression la plus simple (ce qui semble ne pas généralement être le cas, cf. Tversky & Kahneman [1988]).

231.

Il apparaît, de façon plus générale, que le rôle des incitations a été largement surestimé par la plupart des économistes. En fait, les fréquences constatées en matière d’inversion des préférences s’avèrent sensiblement constantes, et ce, que des mécanismes incitatifs soient expressément conçus ou non (rappelons que deux des trois expériences rapportées par Lichtenstein & Slovic [1971] ne reposaient sur aucun mécanisme incitatif spécifique).