2.1.4. Comment expliquer les contingences de procédé ?

Les travaux de Tversky, Kahneman, et leurs collègues ont ainsi permis de montrer : 1) qu’il n’existe pas un mais des phénomènes de revirement de préférence (l’anomalie révélée par les travaux de Lichtenstein et Slovic trouvant à s’exprimer en l’absence de toute référence à des options risquées), 2) que la classe que constituent ces phénomènes n’est, elle-même, qu’une manifestation, parmi d’autres, du caractère contingent des préférences au regard des procédés (ou des tâches) censées les mettre à jour. Il n’est pas surprenant, dès lors, que ces travaux aient également été l’occasion de rappeler et de préciser -aux économistes standards- l’interprétation psychologique des contingences de procédé prises, elles-mêmes, en tant que phénomène. En d’autres termes, il s’agit d’expliquer pourquoi les configurations de préférences peuvent être amenées à fluctuer au gré des changements intervenant dans les tâches censées les ’révéler’. Les recherches menées au cours de ces trente dernières années ont conduit, pour l’essentiel, à consolider ainsi qu’à étendre le cadre interprétatif initialement suggéré par Lichtenstein et Slovic eux-mêmes. On l’a vu, les investigations expérimentales menées par ces auteurs furent stimulées par le constat d’après lequel il ressort que le critère probabiliste reçoit une pondération supérieure au critère monétaire dans les tâches impliquant un choix, alors que c’est ce dernier critère qui prend l’ascendant lorsqu’il s’agit, pour le sujet, de fixer un prix (ce qui conduit au phénomène de revirement de préférence). Afin de rendre compte de ce constat, Tversky et al. [1988, 1990], Tversky & Thaler [1990] en appellent à une ’hypothèse de compatibilité’. Cette hypothèse recouvre en fait deux approches dont il convient sans doute, à défaut de pouvoir bien les articuler, de juxtaposer les vertus explicatives (Payne et al.. [1992, p. 94] semblent, eux aussi, se résigner à cette démarche).

La plus accessible mais aussi la plus parcimonieuse de ces approches fait appel à l’idée d’une ’compatibilité d’échelle’ (’scale compatibility’, cf. Tversky et al. [1990], Tversky & Thaler [1990]). Lorsque la nature de la tâche induit une échelle de réponse ’compatible’ avec une dimension-critère caractéristique des options en présence, la pondération affectée à cette dimension se voit renforcée. C’est ainsi que, dans l’illustration des tâches d’appariement présentée ci-dessus (pour lesquelles les sujets sont invités à suggérer un coût), le critère ’coût des programmes’ jouit d’une pondération supérieure à celle constatée dans le cadre des tâches de choix direct (d’où il découle la configuration de préférences contradictoire signalé). De même le cadre expérimental façonné par Lichtenstein et Slovic conduit-il à aligner le critère monétaire, exprimé en dollars, avec la tâche consistant à déterminer un prix, lui-même en dollars. En conséquence de cette compatibilité d’échelle, le critère gains/pertes potentiel se voit réévalué relativement au critère probabiliste. L’hypothèse de compatibilité d’échelle repose donc, clairement, sur l’idée que la nature de la tâche ou du mode de réponse peut, le cas échéant, expressément orienter l’attention du décideur vers certaines dimensions-critère au détriment d’autres.

Tversky et al. [1988] suggèrent donc une seconde approche qui, elle aussi, repose sur une certaine forme de compatibilité. Plus délicate d’interprétation, cette approche n’en est pas moins, semble-t-il, plus générale. Elle met en jeu ce qui nous apparaît comme une ’compatibilité de substance’. Cette consubstantialité unit la nature de la tâche à la nature des processus de jugement mis en branle, affectant, par ricochet, la pondération des critères en présence et, in fine, la réponse formulée. Ainsi, le choix est une tâche qui revêt une dimension essentiellement qualitative, ordinale ; en conséquence, cette tâche est censée davantage stimuler des procédures de type lexicographique. A contrario, la tâche qui consiste à suggérer un montant est de nature quantitative, cardinale ; en conséquence, elle est réputée engendrer des processus de jugements qui reposent davantage sur des mécanismes de sommation pondérée des critères. Une procédure lexicographique tend à accroître la pondération relative de la dimension-critère la plus importante, celle qui bénéficie, d’après la formule de Tversky et al. [1988], d’un ’effet de proéminence’ (’prominence effect’). Une procédure plus quantitative, telle la procédure compensatoire de sommation pondérée évoquée à l’instant, conduit à atténuer l’impact de ces effets de proéminence. Dans la configuration paradigmatique du phénomène de revirement de préférence, ce sont les probabilités qui sont censées jouir de l’effet de proéminence ; dans le cas, présenté ci-dessus, des programmes de sécurité routière alternatifs, c’est le nombre de victimes épargnées qui prime ’spontanément’. Aussi la tâche de choix conduit-elle à donner sa pleine expression à l’effet de proéminence, favorisant, ici, le critère ’nombre de victimes épargnées’, là, la dimension ’probabilités’. Quand la tâche d’essence quantitative se voit assignée aux différents sujets, il en découle un rééquilibrage des dimensions-critères en présence, ici, en faveur de la dimension ’coût des programmes’, là, de la dimension gains/pertes potentiels.

Enfin, on peut à ce stade de notre présentation, rendre compte de la position de Kahneman, Tversky et leurs collègues (signalée plus haut) d’après laquelle il ressort que la responsabilité des revirements de préférence résulterait, pour l’essentiel, de la surévaluation (’overpricing’) de la loterie-dollar au cours de la seconde phase des expériences de type Lichtenstein/Slovic. En effet, l’impact cumulé des compatibilités d’échelle et de substance semble bien devoir, au total, engendrer une focalisation de l’attention sur la dimension-critère ’dollar’ lorsqu’il s’agit, pour le sujet, d’attribuer un prix aux loteries considérées. Dans ces conditions, les montants en dollar sont susceptibles d’agir comme de véritables points d’ancrage du processus d’évaluation. De fait, les psychologues font l’hypothèse que le sujet invité à suggérer un prix se fixe, dans un premier temps, sur le montant des gains potentiels, et corrige, dans un second temps, cette information-source à l’aune des probabilités de gain associées. C’est là une application de la procédure heuristique dite d’’ancrage et ajustement’ (’anchoring and adjustement’, Tversky & Kahneman [1974]). Les travaux relatifs au déploiement de cette heuristique, sur lesquels nous reviendrons à l’occasion du prochain chapitre, tendent néanmoins à montrer que l’amplitude de l’ajustement est généralement insuffisante. Si les jugements évaluatifs qui conduisent le sujet à proposer un prix pour les loteries-P et les loteries-$ repose sur la mobilisation d’une procédure par ancrage et ajustement -insuffisant-, la surévaluation de la loterie-$ peut alors trouver une explication.