2.2.1. Nature des opérations de ’transcodage’

On conviendra aisément qu’il est souvent possible de présenter un même problème, sous différentes formes. Mais que l’on ait recours à une présentation plutôt qu’à une autre, il peut sembler naturel de supposer qu’un individu donné suggèrera invariablement la même réponse au dit problème, ou manifestera, lorsque le problème considéré implique un choix, les mêmes préférences. C’est tout au moins l’hypothèse que retient, ne serait-ce qu’implicitement, l’approche standard de la rationalité (Tversky & Kahneman [1988, p. 168]). Forts de leurs travaux consacrés aux opérations cognitives dites de ’framing’, Kahneman et Tversky sont pourtant parvenus à démontrer la précarité d’une telle hypothèse. Bien que les opérations de ’transcodage’233 échappent, pour l’essentiel, à toute représentation formelle ou axiomatique, elles n’en constituent pas moins une pièce maîtresse de la théorie descriptive de la décision suggérée par les auteurs. Il apparaît, en particulier, qu’un certain nombre de contingences de présentation trouvent leur source dans les aléas inhérents à ces opérations de transcodage.

Le processus de décision, indiquent Kahneman et Tversky, serait constitué de deux phases. La phase d’évaluation et de choix, présentée plus haut, se verrait ainsi précédée en amont d’une phase de transcodage.234 Celle-ci consiste en ’‘une analyse préliminaire du problème de décision qui donne une forme effective aux actes, aux contingences et aux conséquences’’ (Tversky & Kahneman [1981 ; 1988, p. 172], nous avons ajouté les italiques). Le transcodage se présente en somme comme l’opération par où une réalité essentiellement externe et ’universelle’, se voit convertie en une réalité interne idiosyncrasique. C’est précisément cette représentation interne de la situation-problème qui constitue l’information-source à l’aune de laquelle le décideur procédera à l’évaluation des options en présence, et, in fine, au choix de l’option qui reçoit la valeur la plus élevée. Plusieurs opérations sont susceptibles d’intervenir au cours de la phase de transcodage (Kahneman & Tversky [1979, p. 274]).

Tout particulièrement importantes apparaissent les opérations qui président à la détermination du point de référence pertinent ou actif. Celles-ci conditionnent, en effet, les valeurs qui seront attribuées aux conséquences associées au choix de chaque option : un déplacement du point de référence peut conduire à accorder une valeur différente à une conséquence ou un résultat qui, d’un point de vue externe/objectif, demeurerait pourtant inchangé. La phase de transcodage peut également consister en différentes opérations visant à simplifier l’information ’brute’ initialement reçue. Le décideur serait ainsi fréquemment amené à arrondir les valeurs des probabilités ou des conséquences considérées. De même certaines informations ’non-pertinentes’ se verraient-elles parfois éliminées, de sorte que les options présentées puissent se voir évaluées dans leur expression la plus simple. Le respect de l’axiome de ’composition’ (ou de ’réduction’) conduira, sans doute, le décideur à évaluer la loterie (200, 0.25 ; 200, 0.25) sous la forme (200, 0.5), ou peut-être la loterie (200, 0.25 ; [100, 0.8 ; 50, 0.4], 0.25) sous sa forme réduite (200, 0.25 ; 100, 0.2 ; 50, 0.1). Une option donnée sera précocement écartée par simple confrontation avec telle ou telle option qui la dominerait de façon manifeste. Le respect de l’axiome d’indépendance pourrait en outre conduire, çà et là, à l’élimination des couples conséquences/probabilités communs à différentes loteries, le décideur se focalisant sur les seuls éléments qui distinguent les options en présence.

On peut le constater, la nature exacte des opérations de transcodage réalisées par un individu donné ne saurait être déterminée a priori. Tversky & Kahneman [1988, p. 172] indiquent : ’‘Framing is controlled by the manner in which the choice problem is presented as well as by norms, habits, and expectancies of the decision maker’’. Une perspective qui laisse clairement présager de la variabilité potentielle du choix, en tant que produit-joint des phases de transcodage et d’évaluation. Par voie de conséquence, ce sont les préférences du décideur qui peuvent être amenées à varier. Mais le propos des auteurs suggère, par la même occasion, qu’il doit être possible d’orienter la phase de transcodage de manière à susciter des configurations de préférences contradictoires, fluctuantes. De fait, Kahneman et Tversky ont, pour l’essentiel, mis à jour deux formes de manipulations susceptibles de démontrer l’existence de contingences de présentation. Les ’effets de transcodage’ (’framing effects’, selon la terminologie des auteurs) peuvent ainsi résulter des contingences inhérentes au transcodage des conséquences associés aux options en présence, d’une part, et des contingences inhérentes au transcodage des probabilités attachées aux loteries considérées, d’autre part.

Notes
233.

C’est la traduction que l’on propose du terme ’framing’. On emprunte le vocable ’transcodage’ au langage informatique.

234.

Les auteurs désignent également cette phase par le terme ’editing’ (en fait, Kahneman & Tversky [1979] n’emploient pas le terme ’framing’ ; celui-ci a néanmoins été, par la suite, largement privilégié).