Afin d’établir l’impact du transcodage des conséquences d’un choix sur les préférences individuelles, Kahneman et Tversky ont tout particulièrement été conduits à exploiter, en même temps qu’à démontrer, le rôle actif et déterminant du langage. L’une des expériences, bien connue, qui atteste de la sensibilité des préférences au mode de présentation des conséquences repose ainsi sur l’impact psychologique que suscite l’évocation de certains mots chargés d’affectivité. Tversky et Kahneman [1988] rapportent l’expérience qui suit. Différents sujets se sont vus interrogés sur leurs préférences relativement à deux traitements du cancer du poumon : un traitement aux rayons X, d’une part, et un traitement chirurgical, d’autre part. Pour un premier groupe de sujets, la présentation des statistiques de succès/échec de chacun de ces traitements retient une formulation positive, en termes de taux de survie. Pour un second groupe, c’est une formulation négative, en termes de taux de décès, qui est retenue. Les présentations des statistiques sont ainsi les suivantes :
Groupe 1 :
Chirurgie : pour 100 personnes ayant recours à la chirurgie, 90 sont en vie au terme de la période post-opératoire, 68 sont en vie au terme de la première année, 34 sont en vie au terme de la cinquième année.
Rayons X : pour 100 personnes ayant recours à une radiothérapie, toutes survivent au traitement, 77 sont en vie au terme de la première année, 22 sont en vie au terme de la cinquième année.
Groupe 2 :
Chirurgie : pour 100 personnes ayant recours à la chirurgie, 10 décèdent au cours de l’intervention ou durant la phase post-opératoire, 32 décèdent avant la fin de la première année, 66 décèdent avant la fin de la cinquième année.
Rayons X : pour 100 personnes ayant recours à une radiothérapie, aucune ne décède au cours du traitement, 23 décèdent avant la fin de la première année, 78 décèdent avant la fin de la cinquième année.
Bien que les statistiques, et donc les conséquences évoquées, soient rigoureusement identiques, seuls 18% de l’ensemble des sujets appartenant au groupe 1 indiquent ’préférer’ la thérapie par rayons X, alors que ce sont 44% des sujets relevant du groupe 2 qui opteraient pour cette forme de traitement. La teneur des résultats s’est par ailleurs révélée relativement insensible aux compétences des publics interrogés, puisque l’effet de transcodage mis en évidence a pu être constaté à l’occasion tant d’’expériences’ menées avec des patients qu’avec des médecins, ou encore avec des étudiants rompus aux statistiques. Dans l’ensemble, le traitement chirurgical est davantage sollicité (il offre, il est vrai, la plus forte probabilité de survie à moyen/long terme). La présentation morbide des statistiques induit, néanmoins, un rééquilibrage très marqué en faveur de la radiothérapie. Selon toute vraisemblance, l’avantage relatif (à très court terme) de cette dernière technique reçoit une pondération supérieure lorsqu’il se voit dépeint, non pas comme une perspective d’augmentation du taux immédiat de survie de 90% à 100%, mais comme une perspective de réduction du nombre de décès de 10 à 0. Il nous paraît ici que la charge affective des mots suffit à expliquer l’effet de transcodage responsable de la contingence de présentation répertoriée.235 Plus secondairement, la forme précise de la fonction de valeur de Kahneman/Tversky pourrait également contribuer à expliquer cet effet de transcodage.236
Une seconde illustration de l’impact du transcodage des conséquences sur la nature des préférences exprimées réside dans la teneur des réponses -rapportées par Kahneman & Tversky [1979, p. 273]- aux deux problèmes qui suivent :
Problème 1 : En supplément de l’ensemble de vos richesses il vous a été donné 1 000. Il vous est maintenant demandé de choisir entre :
A : (1 000, 0.5) ; [6%]
et
B : (500, 1) ; [84%]
Problème 2 : En supplément de l’ensemble de vos richesses il vous a été donné 2 000. Il vous est maintenant demandé de choisir entre :
C : (-1 000, 0.5) ; [69%]
et
D : (-500, 1) ; [31%]
En termes de richesse finale et, partant, au sens de la théorie standard de l’utilité espérée, ces deux problèmes sont rigoureusement identiques. Le mode de présentation retenu conduit pourtant à susciter des préférences qui divergent. Cette contingence de présentation s’explique aisément au regard de la théorie des perspectives aléatoires. Ainsi, le changement de point de référence induit par les dotations initiales additionnelles, tenues donc pour acquises, conduit le décideur à envisager le problème 2 comme mettant en jeu d’authentiques pertes. Conformément aux résultats rapportés plus haut237, on constate alors, en présence de probabilités de gains/pertes relativement élevées, une aversion pour le risque sur l’espace des gains et une attirance pour le risque sur l’espace des pertes.
Au demeurant, lorsque les sujets se voient présenter les deux descriptions, environ 40% optent pour la radiothérapie -ce qui atteste de l’impact de la présentation morbide.
C’est expressément la démarche qu’adoptent les auteurs afin de rendre compte de l’effet de transcodage constaté à l’occasion de la présentation (là aussi, sous une double déclinaison) du problème, tout aussi connu, de l’épidémie asiatique (cf. Tversky & Kahneman [1981, p. 453 ; 1988, p. 175]).
Cf. § 1.4.2., supra (ce chapitre).