2.2.3. Contingences de présentation et transcodage des probabilités

L’impact du transcodage de la structure probabiliste d’un problème donné sur les préférences reportées par le décideur peut être, quant à lui, illustré par l’une des expériences présentées par Tversky & Kahneman [1981]. Les auteurs ont invité leurs sujets à considérer les trois problèmes suivants :

Problème 1 : Choisissez l’une ou l’autre des options qui suit :

A. Un gain certain de 30 $. [78%]

B. Un gain de 45 $ avec une probabilité de 0.8. [22%]

Problème 2 : Soit le jeu, en deux phases, qui suit : au terme de la première phase, le jeu prend fin avec une probabilité de 0.75, sans que vous n’ayez rien gagné, et se poursuit avec une probabilité 0.25 ; si vous accédez à la seconde phase du jeu, il vous faut choisir entre :

C. Un gain certain de 30 $. [74%]

D. Un gain de 45 $ avec une probabilité de 0.8. [26%]

Votre choix doit être spécifié avant même l’entame de la première phase.

Problème 3 : Choisissez l’une ou l’autre des options qui suit :

E. Un gain de 30 $ avec une probabilité de 0.25. [42%]

F. Un gain de 45 $ avec une probabilité de 0.2. [58%]

La difficulté qui surgit des choix ici répertoriés tient au fait que les problèmes 2 et 3 sont identiques au regard de la théorie des probabilités et, partant, de l’approche standard de la rationalité. Aussi les réponses suggérées indiquent-elles la présence de préférences sensibles au mode de présentation des données du problème, la présence de contingences de présentation. En effet, la description de l’alternative constitutive du problème 3 sous la forme du jeu en deux étapes qui caractérise le problème 2, ou -symétriquement- la réduction du problème 2 à son expression probabiliste condensée, telle que la capture le problème 3, semble devoir conduire un nombre important de sujets à manifester des préférences contradictoires. Afin de rendre compte de ces incohérences, Tversky & Kahneman [1988] soulignent, ici encore, le rôle déterminant du processus de transcodage.

Le transcodage généralement retenu, affirment les auteurs, amène le décideur à traiter le problème 2 non pas comme s’il était équivalent au problème 3, mais comme s’il s’agissait du même problème que le problème 1 (alors que le problème 3, il va sans dire, sera évalué tel quel, sans donc être décomposé en une perspective en deux étapes). Cette stratégie, qui autorise la simplification du problème 2, peut être envisagée comme résultant d’une application de l’axiome d’indépendance. La première phase du jeu, affectant symétriquement l’attractivité des options C et D, se voit écartée du champ d’attention du décideur. A contrario, la confrontation des choix formulés dans le cadre du problème 1, d’une part, et 3, d’autre part, révèle la présence d’un certain nombre de violations de ce même axiome d’indépendance. Dans la mesure où E = (A, 0.25) et F = (B, 0.25), le respect de l’axiome implique que le décideur retienne soit A et E, soit B et F. Or, la configuration la plus répandue amène le décideur à manifester une préférence pour A vis-à-vis de B (A > B), mais à préférer, dans le même temps, F à E (F > E).

Cette difficulté au regard de la théorie standard de l’utilité espérée a été mise en évidence depuis fort longtemps déjà, puisqu’elle résulte de ce que Kahneman et Tversky [1979, p. 265] ont qualifié, à la suite de Allais [1953], d’’effet de certitude’ (’certainty effect’) : les résultats certains sont sur-pondérés relativement aux résultats qui ne sont que probables -et ce quand bien même les probabilités associées à ces résultats seraient très proches de l’unité. En conséquence, la transformation d’une option certaine en une option probable conduit à en réduire l’attractivité, bien plus qu’une réduction équivalente de la probabilité associée à une option probable n’en restreint le caractère désirable. C’est pourquoi l’on peut, en particulier, observer la configuration de préférences contradictoire, au regard de la théorie reçue, telle que A > B et F > E. Mais c’est aussi une forme d’effet de certitude qui conduit la majorité des sujets interrogés à sélectionner l’option C au détriment de l’option D (dans le problème 2), alors qu’ils privilégient l’option F par rapport à l’option E (dans le problème 3). Le transcodage du problème 2 sous les traits du problème 1 confère à l’option C l’attractivité d’une perspective certaine. Pourtant il ne s’agit là que d’une illusion d’optique inhérente au mode de présentation retenu. Aussi Kahneman & Tversky [1979] évoquent-ils un effet de ’pseudo-certitude’ afin de rendre compte de l’évaluation différentielle que reçoivent les options C et E, alors qu’elles sont équivalentes d’un point de vue externe/objectif. C’est cet effet de pseudo-certitude qui explique la contingence de présentation révélée par la confrontation des choix suggérés, respectivement, dans le cadre des problèmes 2 et 3.