Les constructions cognitives du sujet

Dans le cadre de nos développements, nous entendrons la notion de connaissance dans l’acception que lui donne, assez largement, la psychologie cognitive. Pour l’essentiel, cette orientation nous conduit à désolidariser la notion de toute référence prononcée (nécessaire) au sens de la vérité, en sorte que l’on pourra affirmer du sujet qu’il acquiert des connaissances ’erronées’ ou ’biaisées’. En référence, de même, à l’usage que fait du terme la psychologie cognitive, nous entendrons les représentations comme des ’faisceaux de connaissances’ constitutifs des modèles que se forme le décideur de sa situation-problème ; il s’agit donc, pour reprendre le propos de Richard et al. [1990, p. 36], de ’constructions circonstancielles (...) finalisées par la tâche et la nature des décisions à prendre’. Conformément à une pratique bien établie au sein de la discipline économique, nous envisagerons les croyances comme des énoncés relatifs à des perspectives incertaines (c’est-à-dire, de perspectives vis-à-vis desquelles le sujet ne peut se prononcer avec certitude). Fondées sur divers éléments de connaissance, les croyances peuvent ou non s’accompagner d’une mesure de probabilité. Nous retiendrons l’expression ’constructions cognitives’ afin de désigner les connaissances, les représentations, les croyances ou encore les probabilités forgées par le sujet.

La théorie statistique de la décision invite à distinguer deux grandes catégories de jugements prédictifs que le décideur, en état d’incertitude, serait amené à formuler. Il lui faut, d’abord, anticiper les états du monde susceptibles de se réaliser. Il lui faut ensuite, pour chaque état du monde considéré, anticiper -conditionnellement à l’option retenue- les conséquences qui résulteraient si celui-ci venait à survenir. Dans la mesure où toute l’incertitude s’attache, par construction, à la seule spécification des états du monde plausibles, la première forme d’anticipations revêt une dimension non déterministe, quant la seconde prend, a contrario, un caractère déterministe. Ainsi le décideur, s’il ne peut prédire l’état du monde qui surviendra effectivement, est réputé capable d’associer à tout couple option/état du monde un espace de conséquences bien défini. Quel que soit le type de jugement prédictif considéré, le décideur sera conduit à fonder ses appréciations sur les informations276 et les connaissances dont il dispose. Ces connaissances, elles-mêmes, forment le matériau de base des représentations du décideur, véritables modèles par où celui-ci capture les caractéristiques constitutives des situations-problème rencontrées. C’est fort de ces matrices structurantes que le décideur assoit ses croyances quant aux états du monde susceptibles de survenir.

On peut, à ce stade, introduire au sein de la catégorie des jugements prédictifs un second doublet conceptuel qui opposerait non plus les jugements (prédictifs) déterministes aux jugements non déterministes, mais la catégorie des jugements (prédictifs) probabilistes à celle des jugements non probabilistes. En effet, il est permis de penser que les croyances du décideur se verront, ou non, précisées à l’aune d’une mesure de probabilité. C’est ce second doublet que l’on voudrait ici exploiter, en faisant valoir que la construction du cadre options/conséquences peut être envisagée, à des fins analytiques, comme relevant d’une double tâche. Ainsi nous semble-t-il judicieux de considérer que le décideur s’efforcera, dans un premier temps, de déterminer l’ensemble des couples options/états du monde, accompagnés des conséquences qui s’y rattachent, avant d’apprécier éventuellement, dans un second temps, la probabilité d’occurrence de chacun des états du monde pertinents. Cet éclairage à double-détente, bien que certainement artificiel277, renvoie à un double constat qui justifie l’intérêt qu’on lui porte ici.

D’abord il peut s’accommoder de la position des auteurs qui, à l’instar de March ou Simon, témoignent un certain scepticisme à l’endroit de la conception subjectiviste des probabilités. Pour ces auteurs, la construction, au demeurant bien parcellaire, du cadre options/conséquences semble devoir se limiter à la seule phase non probabiliste. A tout le moins les projections probabilistes pourraient-elles se voir confinées à ces seules circonstances pour lesquelles le décideur dispose d’informations de nature fréquentialiste. On rejoint alors la distinction knightienne entre risque et incertitude. L’éclairage à double-détente que l’on se propose de retenir entend refléter, ensuite, la relative autonomie qui prévaut, au sein des travaux du psychologue et/ou du comportementaliste, entre les réflexions relatives, d’une part, à la dynamique des constructions cognitives, en général, et, d’autre part, à la dynamique des probabilités, en particulier.

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En nous inspirant des suggestions de Ford [1999], il paraît possible de donner une expression plus abstraite encore des étapes de la construction du cadre options/conséquences. On sait que les divers états du monde se distinguent en ce qu’ils constateraient, en quelque sorte, un agencement particulier des multiples ’variables-clé’ susceptibles d’affecter les conséquences d’une décision donnée. A titre d’exemple, l’entrepreneur déterminera sa politique d’embauche, parmi toutes les options envisagées, au regard des représentations qu’il se fait des systèmes que constituent l’entreprise, le secteur d’activité et/ou l’économie nationale, mais aussi de ses croyances quant aux évolutions possibles de telles ou telles ’variables-clé’, qu’il s’agisse de la demande, des salaires ou encore du prix des matières premières (etc.). Pour autant que ces variables puissent, directement ou indirectement, recevoir une expression numérique, il est permis d’envisager les croyances, probabilistes ou non, comme venant spécifier les variables exogènes sur la base desquelles procèderait, par le truchement des représentations et, en-deçà, des connaissances individuelles du sujet, la détermination endogène des conséquences.278 On en vient de la sorte à nicher, dans le cadre d’analyse savagien, une lecture intégrée du jugement prédictif.

La question de la dynamique des constructions cognitives est essentiellement absente des réflexions économiques standards relatives à la décision individuelle. En dépit du peu d’intérêt qu’il porte à l’examen empirique des processus par lesquels se forment et se transforment les connaissances, les représentations, les croyances et/ou les probabilités, le théoricien standard n’en témoigne pas moins d’une foi certaine dans les aptitudes cognitives du décideur. Il a coutume en effet, Simon le rappelle à l’envie279, de supposer d’emblée le cadre options/conséquences comme donné de façon exhaustive. Envisagée ainsi à l’aune de la grille de lecture du jugement prédictif esquissée à l’instant, cette foi implicite semble tout particulièrement s’incarner dans la théorie des anticipations rationnelles.280 En effet, celle-ci conduit le théoricien standard à suggérer que les anticipations du décideur se fonderaient, d’une part, sur des connaissances ’vraies’, des représentations ’pertinentes’ de la réalité économique et, d’autre part, sur des croyances précisées à l’aune des lois de probabilités ’effectivement suivies’ par les diverses variables-clé d’intérêt. Le décideur se voit, de la sorte, communément prêter les compétences d’un scientifique brillant et, notamment, d’un statisticien averti. Le théoricien standard semble même, en fait, n’évoquer le plus souvent la dynamique des constructions cognitives que pour nier, précisément, que celles-ci puissent être, de façon un tant soit peu durable, lacunaires. Toute information pertinente se voit promptement intégrée, qu’il s’agisse, pour le décideur, d’adapter ses représentations, ses modèles du monde, au gré des chocs exogènes survenus, ou de réviser ses jugements de probabilité conformément aux préceptes de Bayes. L’intérêt que portent les auteurs comportementalistes pour la question de la dynamique des constructions cognitives, en général, et des probabilités, en particulier, traduit notamment une interrogation sur le bien-fondé de ces présomptions standards.

Cette lecture extrêmement positive des aptitudes cognitives du décideur que véhicule l’analyse économique standard a pu sembler, un temps, confortée par les travaux des psychologues. Diverses théories psychologiques ont en effet associé l’examen de la dynamique des constructions cognitives à l’idée que l’’individu moyen’ (’the layman’) se comporterait tel un scientifique en herbe. C’est, en particulier, la perspective qui anime la ’théorie de l’attribution’ (Heider [1958], Kelley [1967]), où il ressort que le besoin d’assigner des causes aux phénomènes environnementaux, aux comportements de ses semblables, mais aussi à ses propres comportements, s’impose comme un impératif motivationnel à part entière (Mac Fadyen [1986a]). Il s’agirait, pour le sujet, de parvenir à se forger, ainsi qu’à maintenir, un système globalement cohérent de connaissances, de représentations, de croyances, qui lui permette de rendre prévisibles les événements constitutifs de chacune de ces facettes de sa réalité quotidienne et, in fine, de mieux contrôler les rapports à son environnement (tant physique que social). Ce dessein pragmatique, qui n’est pas en effet sans rappeler l’entreprise scientifique, se voit également inscrit au coeur de la ’théorie des constructions personnelles’ (’personal construct theory’, Kelly [1963]). Dans l’une comme l’autre de ces théories psychologiques, l’individu est non seulement censé épouser les orientations du scientifique, mais aussi, dans une large mesure, emprunter ses méthodes. Ainsi Kelley [1967] met-il l’accent sur la diversité et la complémentarité des stratégies cognitives que mobiliseraient communément les individus afin de s’assurer de la cause d’un phénomène donné.281 Kelly [1963] insiste, pour sa part, sur l’étendue du penchant individuel pour les classifications (souvent bipolaires).282

Au cours des années soixante-dix, néanmoins, les éclairages psychologiques qui contribuaient à donner une image de l’homme cognitif si positive perdirent progressivement pied. Rutherford [1988, p. 43] rappelle : ’Within the last 20 years the psychologists’ view of the logical and inferencial processes of the layman has been radically altered. From viewing man as a good intuitive scientist or statistician, psychologists have come to see the layman (and often the expert and the scientist as well) as relying on simple decision heuristics and prey to a large number, sometimes serious, logical and inferential shortcommings’ (cf. Slovic et al. [1977, pp. 2-4]). ‘Le décideur ne serait donc pas ce système de traitement de l’information neutre et sophistiqué, cet idéal du scientifique/statisticien accompli, auquel le théoricien standard s’obstine à rester fidèle’. Face à l’inaltérable optimisme de son rival, le comportementaliste se fait précisément l’écho, en même temps qu’il participe, de ces nombreux travaux qui mettent en doute la pertinence des jugements prédictifs du décideur au titre que l’examen de la dynamique des constructions cognitives, en général, et des probabilités, en particulier, révèlerait l’existence d’un nombre important de ’biais’ (c’est-à-dire de propensions ’jugementales’ qui, bien que largement répandues, s’avèrent discutables, voire erronées, d’un point de vue normatif283).

Notes
276.

La distinction que l’on peut vouloir opérer entre information et connaissance tient, dans le contexte d’une analyse psychologique de la décision, en un triple contraste. Ainsi, l’information connote-t-elle un flux, là ou la connaissance renvoie davantage à un stock. De façon connexe, l’information est une réalité externe au sujet. Elle résulte, en particulier, de ses interactions avec l’environnement. La connaissance, par contraste, ressort davantage d’une réalité interne, puisqu’elle se voit notamment stockée dans la mémoire à long terme du sujet. Enfin, et là encore de façon connexe, l’information revêt plus certainement un caractère transitoire, alors que la connaissance s’impose comme une structure stabilisée.

277.

Mais la conception reçue de la décision ne l’est-elle pas aussi ? (cf. Hogarth & Kunreuther [1995]).

278.

Les représentations constitueraient donc, pour ainsi dire, les relations structurelles du modèle que se fait le décideur de sa situation-problème (les croyances renvoyant aux variables exogènes ; les conséquences aux variables endogènes). Pour poursuivre l’exemple retenu, notre entrepreneur pourrait ainsi associer, à chaque conjonction probable des variables-clé pertinentes, un indicateur du niveau de profit, de l’état des parts de marché ou, pourquoi pas, de l’état du ’climat social’ de l’entreprise.

279.

Cf., par exemple, Simon [1955, 1987a, b, c, 1992] ou March & Simon [1958, Ch 6].

280.

On rejoint ici la position de Hodgson [1997, pp. 674-6].

281.

L’auteur distingue quatre principes censés guider le processus d’attribution causale, relativement à un phénomène donné (on pourrait placer au rang des ’phénomènes économiques’ : la baisse du niveau des profits dans telle entreprise ou tel secteur, la chute de la valeur de tel ou tel actif financier, la remontée du niveau de l’inflation...), à savoir les principes de : 1) ’proéminence’ : le phénomène ne se produit qu’à la suite d’un événement donné, 2) ’cohérence inter-temporelle’ : à chaque fois que l’événement est présent, le phénomène se produit, 3) ’cohérence inter-modale’ : la présence du phénomène a pu être constatée par l’intermédiaire de différents sens, 4) ’consensualité’ : le phénomène a pu être constaté par différents individus (Van Raaij [1986a]).

282.

Pour des applications économiques de la théorie des attributions causales et de la théorie des constructions personnelles cf., respectivement, Van Raaij [1986a] ou Lewis et al. [1995] et Earl [1983a, 1986] ou Loasby [1983].

283.

Cf. la définition de Shafir & Kahneman [1999] livrée ci-dessous, § 1.3.