1.2.3. Quelques autres biais

En même temps que le biais de sur-confiance fait douter de la pertinence des connaissances ou des croyances individuelles (mais aussi des croyances de l’individu quant à la pertinence de ses propres connaissances), son action accentue ce conservatisme cognitif que l’on a, plus haut, imputé au biais de confirmation. Pour préciser ce point, il paraît juste d’affirmer que le premier de ces biais constitue un frein à l’évolution des constructions cognitives opérant en amont, quand le second agit en aval. Ainsi le biais de sur-confiance ne prédispose guère le sujet à réexaminer celles-ci, puisqu’il le conduit, tout simplement, à ne pas (suffisamment) ressentir le besoin qu’il y aurait d’engager un telle démarche. Le biais de confirmation frappe, quant à lui, le sujet qui, bien que disposé, a priori, à remettre en question ses constructions cognitives, aura finalement tendance à juger cette perspective comme non nécessaire. Quelques autres biais ont été rapportés qui conduisent à cette même conclusion que les constructions cognitives du décideur seraient fréquemment en proie à une inertie injustifiée. Rapportons ici trois de ces biais qui, tous, mettent en doute, plus spécifiquement, la capacité de la mémoire à constituer un réceptacle fidèle des événements passés.

Une première difficulté résulte des manifestations du biais dit de ’contemplation rétrospective’ (’hindsight bias’). Mis en lumière par Fischhoff [1975], celui-ci fait état de la curieuse propension du décideur à juger, ex post, plus prévisible un événement survenu qu’il ne l’aurait en fait jugé, ex ante.291 Ainsi, l’auteur rapporte, dans son article pionnier, les résultats d’une expérience par laquelle les différents sujets se voient invités à attribuer des probabilités quant à l’issue d’un conflit militaire, mineur, passé. Pour ce faire, quatre possibilités mutuellement exclusives sont préalablement portées à l’attention des sujets.292 La tâche assignée au groupe de contrôle consiste, sans plus de spécificités, à attribuer une probabilité à chacune de ces issues. Les sujets du groupe expérimental se voient désignés, au cas par cas, l’une quelconque des différentes issues comme constituant le résultat historique du conflit. Il leur est alors demandé d’attribuer une probabilité à chacune des issues en faisant abstraction de leur connaissance (supposée ou avérée) du résultat. Les fruits de cette simulation mentale laissent clairement apparaître une propension des sujets expérimentaux à juger, relativement aux sujets du groupe de contrôle, davantage probable l’issue supposée historique.293 Parce qu’il atténue, néanmoins, les effets de surprise, en donnant au décideur le sentiment que les événements passés étaient tout à fait prévisibles (’je le savais !’), le biais de contemplation rétrospective dissimule quelques bonnes opportunités de remettre en cause ses capacités prédictives et, le cas échéant, de les faire progresser.

Les nombreuses recherches menées dans la continuité des travaux de Heider [1958] et Kelley [1967] relatifs aux processus d’attribution causale révèlent une autre difficulté des plus manifestes (Van Raaij [1986a, pp. 363-6]). Il est très fréquent, en effet, de voir le décideur attribuer ses échecs passés à des facteurs fortuits, imprévisibles, alors que ses succès seraient, au contraire, couramment perçus comme résultant de son seul mérite.294 Or, comme le soulignent ces recherches, si de telles attributions sont psychologiquement rassurantes, elles sont aussi fréquemment indues. Cette propension, en particulier, à rejeter les résultats négatifs dans le domaine du non contrôlable dispense le décideur de remettre en cause ses constructions cognitives, en tirant les leçons de ses expériences passées.

Enfin, un troisième et dernier biais nous amène, de façon plus générale, à attirer l’attention sur le rôle de la mémoire en tant que source sui generis de cohérence cognitive. Ainsi, qu’il s’agisse d’encoder et/ou de restituer de l’’information’, la mémoire tend à privilégier la ’production de sens’. A l’instar de ces expériences classiques de psychologie où le sujet rapporte avoir vu un as de pique noire, ou un as de coeur rouge, là où l’expérimentateur lui présentait un as de pique rouge, l’individu a tendance à interpréter l’information en lui donnant du sens. De même, lorsqu’il s’agit de se souvenir, sa mémoire procédera typiquement par reconstruction, s’efforçant de tisser des souvenirs épars en une trame cohérente (cf. Hogarth [1987, Ch 7]). Néanmoins, dans la mesure où ces opérations, qui peuvent donner lieu à des rationalisations injustifiées, s’effectuent à la lumière des connaissances, des représentations ou des croyances du moment, elles renforcent, ici encore, la propension au conservatisme cognitif.

Notes
291.

Cf. aussi Fischhoff [1982], et pour une synthèse plus récente des travaux relatifs à ce biais : Hawkins & Hastie [1990].

292.

Le conflit dont il est question opposa les troupes Britanniques aux Gurkhas népalais. Les quatre issues considérées sont, quant à elles, les suivantes : 1) une victoire Britannique, 2) une victoire autochtone, 3) une neutralisation mutuelle, donnant lieu à un accord de paix, 4) une neutralisation sans accord de paix (le résultat historique, soit dit en passant).

293.

Camerer [1995, F.] suggère que le biais de contemplation rétrospective ne serait qu’une illustration d’un phénomène, plus général, que l’auteur place sous l’intitulé ’malédiction du savoir’ (’curse of knowledge’). Cette malédiction du savoir renvoie à l’idée qu’un individu mieux informé devient incapable de se figurer, précisément, ce qu’un (autre) individu, moins informé, perçoit, pense, anticipe...

294.

Ces formes d’attributions ne font qu’illustrer la pertinence de l’opposition fondamentale, suggérée par les promoteurs de la théorie, entre la classe des attributions externes, d’une part, et celle des attributions internes, d’autre part.