1.2.4. La théorie de la dissonance cognitive

Au vu des précédents développements, on ne saurait conclure cette sous-section sans présenter brièvement la ’théorie de la dissonance cognitive’. En effet, outre que cette contribution psychologique incontournable, impulsée par le travail pionnier de Festinger [1957], intègre et même accentue l’impact des biais rapportés ci-dessus, elle fournit une explication de cette relative immunité dont semblent jouir les constructions cognitives du décideur. La théorie de la dissonance cognitive s’articule autour du concept, très lâche, de ’cognition’. Celui-ci renvoie, ainsi, à tout énoncé relatif au décideur, à son environnement (physique ou social), ou encore aux rapports du décideur à son environnement. De façon générale, la ’dissonance cognitive’ définit un état psychologique inconfortable qui se caractérise par la cohabitation d’ensembles de cognitions non (totalement) compatibles.295 Elle est affaire de degré et peut donc se révéler plus ou moins marquée. La dissonance cognitive semble, en particulier, être le lot commun du décideur exposé à des cognitions/informations qui remettent en cause la pertinence de telle ou telle de ses décisions passées et, ce faisant, ‘les cognitions constitutives de l’image qu’il se fait de ses propres facultés de jugement.’ Le degré d’intensité de la dissonance associée à une décision donnée est alors, toutes choses égales par ailleurs, d’autant plus élevé que sont nombreuses et manifestes ces cognitions dissonantes, et d’autant plus faible que le sont les cognitions consonantes (Festinger [1957]).296

Dans la mesure où la dissonance cognitive fait le lit d’états psychologiques inconfortables, c’est sans surprise que l’on trouve, en amont des prédictions suggérées par les promoteurs de la théorie, l’affirmation suivant laquelle le décideur, confronté à la dissonance cognitive, s’efforcera d’en réduire l’intensité, en vue, in fine, de rétablir la ’consonance cognitive’. Si un tel objectif semble pouvoir (et même devoir) naturellement impliquer la reconnaissance, plus ou moins poussée, du caractère erroné des décisions passées ainsi que des constructions cognitives sur lesquelles celles-ci se fondent, Festinger [1957] n’en souligne pas moins la prégnance d’une démarche alternative. Au coeur même des propos de l’auteur, cette autre démarche revêt -le plus souvent de façon simultanée- deux dimensions distinctes, selon que l’intensité de la dissonance cognitive se voit réduite par le biais d’une (ré)action sur les cognitions/informations dissonantes ou, au contraire, consonantes. Ainsi le décideur fera-t-il montre d’une propension, ici, à étayer les arguments consonants déjà existants, ou encore, à concevoir de nouvelles cognitions consonantes, là, à minimiser, voire à nier, la portée des cognitions dissonantes, ou encore, à prévenir le développement de nouvelles cognitions problématiques. Autant de démarches qui conduisent le décideur à développer un rapport sélectif et biaisé à l’information potentiellement disponible.

On l’aura compris, la théorie de la dissonance cognitive conduit à envisager la perspective de processus de rationalisation ex-post des décisions retenues.297 Fondamentalement, la théorie prédit que le décideur entérinera ses erreurs passées ou s’engagera dans de tels processus de rationalisation, selon que les cognitions qu’il nourrit quant à ses propres facultés ou vertus se révèlent plus, ou moins, ’résistantes’ que les cognitions qu’il s’agit d’altérer ou de manipuler afin de mener à bien le processus en question. De fait, telle qu’elle a pu évoluer, la théorie de la dissonance cognitive en est venue à reposer sur l’idée selon laquelle la plupart des décisions, un tant soit peu libres ou autonomes, donnaient (immédiatement) prise à un certain niveau de rationalisation ex-post (Earl & Wicklund [1999]). La raison semble en être que la phase post-décisionnelle s’accompagne communément d’une période de doute qui, parce qu’elle met en cause les compétences du sujet, donne prise à la dissonance cognitive et au besoin de réduire ou de supprimer celle-ci. La rationalisation ex-post des décisions et, par là même, la préservation des connaissances, représentations ou croyances qui les fondent, relèveraient donc, en général, d’un mécanisme affectif d’autodéfense (d’’égo-défense’) viscéralement ancré.

Notes
295.

Dans la perspective avancée par Festinger [1957], sont dites consonantes/dissonantes les cognitions qui peuvent/ne peuvent être reliées par des rapports d’’implication psychologique’. Il s’agit là de relations qui reposent, peu ou prou, sur l’opération d’une ’logique de sens commun’. Ainsi les cognitions ’je suis un humaniste’ et ’je suis contre la peine de mort’ sont-elles consonantes, au même titre que le sont les cognitions ’je suis quelqu’un d’honnête’ et ’j’ai dit la vérité à X’ ou encore les cognitions (’économiques’) ’je suis un investisseur averti’ et ’la valeur de mon placement s’est accrue régulièrement’.

296.

L’auteur a même suggéré l’existence d’une ’formule’ afin de ’quantifier’ l’intensité d’un état de dissonance. Ainsi, s’agissant d’une décision donnée, l’importance de la dissonance qui lui serait associée peut se déterminer comme le rapport de la somme (pondérée) des cognitions dissonantes à la somme (pondérée) des cognitions consonantes (où les pondérations restituent l’’importance psychologique relative’ des cognitions en présence).

297.

Selon Festinger [1957], la résorption de la dissonance cognitive s’effectue par l’altération des cognitions ’les moins résistantes au changement’. Un propos à la portée tant ’postdictive’ que prédictive, dont l’intérêt est avant tout de faire valoir que tout processus de rationalisation ex post doit fatalement trouver ses limites... Un propos qui laisse également supposer que les représentations s’avèreront davantage rigides que les croyances.