1.3. Dynamique des probabilités

Au début des années soixante-dix, Daniel Kahneman et Amos Tversky ont suggéré, à l’occasion de différentes contributions298, une perspective susceptible d’éclairer le processus par lequel le décideur vient, en particulier, à estimer la probabilité d’un événement incertain et, plus généralement, à formuler des appréciations en état d’’incertitude’ (dans le sens très large que les auteurs donnent au concept, cf. Kahneman & Tversky [1982]299). L’analyse des jugements (prédictifs) probabilistes dont est porteuse cette perspective est intimement associée aux concepts clés d’’heuristiques’ et de ’biais’. Elle constitue, aujourd’hui encore, la principale source de réflexion relative à la dynamique des probabilités, que celles-ci soient envisagées dans leur appréhension subjectiviste ou fréquentialiste. Shafir & Kahneman [1999, pp. 284-5] définissent ainsi chacun des concepts évoqués à l’instant : ’‘The term judgemental heuristic refers in this context to a relatively simple or intuitive mental computation, which is used to provide an answer to a question that ideally calls for a more sophisticated computation (...) A judgemental bias is a systematic discrepancy between intuitive judgement and a relevant normative standard’’ (nous avons ajouté les italiques). Une procédure heuristique est donc un ’raccourci cognitif’ ; un biais, une ’erreur systématique’ (c’est-à-dire prévisible).

Le coeur du propos de Kahneman et Tversky (ainsi que de leurs collègues) les conduit précisément à affirmer qu’un décideur, amené à juger du degré de vraisemblance d’un événement incertain, aura communément recours à des procédures heuristiques. Or, si celles-ci peuvent donner lieu, assez souvent, à des résultats satisfaisants, elles peuvent, non moins fréquemment, sous-tendre la manifestation de différents biais.300 En effet, le recours à de telles procédures simplifiées amène parfois le décideur à formuler des réponses qui s’avèrent insensibles/sensibles à des éléments de la situation-problème pourtant pertinents/non-pertinents. Clairement, donc, l’approche par ’heuristiques et biais’ nécessite que soit identifié un standard normatif puissant, à l’aune duquel chacun de ces concepts fondamentaux serait, seul, susceptible de prendre sens. C’est ici la théorie reçue des statistiques et du calcul des probabilités qui fait office de référence. Dans la mesure, toutefois, où les extensions de l’approche économique standard aux décisions en environnement incertain présupposent que sommeille, en tout décideur, un statisticien sophistiqué, c’est la conception standard de la rationalité qui peut être (et se voit), par la même occasion, tenue pour norme. Kahneman et Tversky ont mis l’accent sur trois procédures heuristiques, à savoir : les jugements par ’représentativité’, les jugements par ’prégnance’ et les jugements par ’ancrage et ajustement’.

Notes
298.

Cf. Kahneman & Tversky [1972, 1973], Tversky & Kahneman [1971, 1973, 1974]. Ces différentes contributions sont reprises in Kahneman et al. [1982]. Les références ci-après renvoient à ce dernier recueil.

299.

Telle que l’envisagent les auteurs, l’incertitude constate, peu ou prou, un état de connaissance lacunaire. En ce sens, l’incertitude peut fort bien ne pas porter sur une perspective future.

300.

En fait, c’est la manifestation même de ces biais qui peut amener le chercheur à inférer la nature de la procédure heuristique déployée.