1.3.2. Heuristiques et biais : les jugements par ’prégnance’

A côté des jugements par représentativité, Kahneman et Tversky ont pu également faire valoir l’importance des jugements par ’prégnance’ (’availability’). Cette stratégie cognitive serait prioritairement mobilisée lorsqu’il s’agit, pour le décideur, d’estimer la fréquence avec laquelle telle ou telle classe d’événements peut être amenée à se réaliser, mais également lorsqu’il s’agit d’apprécier la plausibilité de tel ou tel développement. Ainsi cette procédure heuristique serait-elle susceptible de se voir déployée afin d’appréhender tant la fréquence des faillites, en général, que la probabilité que tel entreprise, en particulier, fasse faillite. Dans un cas, comme dans l’autre, c’est une logique de ’prégnance’308 qui prévaudrait, le décideur se fiant, ici, à l’aisance avec laquelle il est en mesure d’esquisser des scénarii qui conduiraient l’entreprise considérée à la faillite, là (faute de disposer de statistiques précises), à l’aisance avec laquelle des cas de faillite lui viennent à l’esprit. Pour autant, le recours à une telle procédure heuristique n’implique aucun recensement exhaustif des objets-cible pertinents (cas-type ou scénarii) : c’est le degré de facilité (perçu) avec lequel le décideur s’acquitte de la tâche consistant à identifier quelques objets-cible qui, par extrapolation, constitue le support d’une projection sur l’échelle des probabilités. A l’instar, toutefois, des estimations de la probabilité fondées sur les jugements par représentativité, celles qui reposent sur les mécanismes de la prégnance peuvent se révéler biaisées.

La principale discontinuité qui entache la corrélation entre prégnance et fréquence d’une classe d’événements tient vraisemblablement à l’opération de certaines lois élémentaires de la mémoire. Ainsi la répétition, tout comme la ’proximité temporelle’, permettent-elles de maintenir telles ou telles occurrences plus vivaces à l’esprit. Dans un ordre d’idées connexe, la ’proximité affective’ d’un événement ne manque pas d’en accroître la prégnance. A titre d’exemple, un individu donné jugera certainement la prégnance de l’événement ’cambriolage’ et, partant, sa probabilité subjective d’autant plus fortes qu’il aura été, d’une part, plus fréquemment et/ou récemment amené à penser à pareil incident et qu’il aura été, d’autre part, plus personnellement touché par cet incident. Pourtant, la probabilité ’objective’ de l’événement ’cambriolage’, telle qu’établie sur une base fréquentialiste, n’en demeurera pas moins inchangée.

Tversky & Kahneman [1973] illustrent, avec simplicité, un aspect du précédent propos. Dans le cadre d’une expérience, différents sujets ont pris brièvement connaissance de listes constituées de noms de personnalités, masculines et féminines, en égale proportion. Amenés à se prononcer, pour chaque liste, sur la répartition par sexe des noms considérés, les sujets ont systématiquement affirmé la sur-représentation du sexe incarné, conformément à une intention des expérimentateurs, par les personnalités les plus célèbres. Les présentes considérations, en général, et ce dernier résultat, en particulier, nous permettent d’attirer l’attention, en passant, sur l’importance des distorsions quant au jugement probabiliste qui peuvent résulter des polarisations propres aux sociétés dites de l’information et de la communication.

S’agissant cette fois des estimations de la probabilité non plus d’une classe d’événements, mais d’un développement donné, deux sources majeures de biais semblent pouvoir être, au moins conceptuellement, identifiées.309 L’une et l’autre de ces difficultés résultent du caractère essentiellement ’quantitativiste’ de la logique qui préside aux jugements par prégnance. On peut d’abord voir dans les capacités intrinsèques du décideur à imaginer des scénarii plausibles une première source potentielle d’erreurs systématiques en matière de jugements probabilistes. Une imagination fertile peut conduire un décideur à envisager une multitude de scénarii, par lesquels, tel investissement atteindrait une rentabilité acceptable, telle économie connaîtrait une sévère récession ou tel marché boursier affronterait une importante correction... Pour autant que notre décideur juge de la probabilité de chacune de ces perspectives au regard de la prégnance des scénarii susceptibles de les sous-tendre, il se révèlera enclin à leur accorder une probabilité non négligeable. A contrario, un décideur guidé par une imagination peu prolixe pourrait être amené à attribuer une probabilité bien moindre à ces mêmes perspectives. De la sorte, il peut se faire jour une tendance systématique, pour d’aucuns à sous-estimer la probabilité de certains développements particuliers, pour d’autres, à la surestimer (Tversky & Kahneman [1973], Hogarth [1987]).

Il est ensuite possible d’identifier une seconde source de biais résultant non des caractéristiques du décideur mais de celles de l’environnement. Deux cas polaires, quoique certainement atypiques, retiendront ici notre attention. Quel que soit le nombre de scénarii susceptibles d’occasionner un développement donné, il se peut que chacun d’eux (ou que certains en particulier) soi(en)t hautement (’anormalement’) plausible(s) ou, au contraire, très peu (’anormalement’) vraisemblable(s).310 Les jugements par prégnance faisant essentiellement fi de la plausibilité intrinsèque des divers scénarii ’disponibles’, il semble devoir résulter, dans ces conditions, une tendance générale, ici, à surestimer la probabilité du développement considéré, là, à la sous-estimer.

Notes
308.

De ’disponibilité à l’esprit’.

309.

Il y a là en effet une difficulté, car l’analyse des ’biais’ s’avère dans ce domaine -en l’absence de repères normatifs évidents- somme toute plus fragile.

310.

Quelques remarques spéculatives peuvent, à ce stade, être formulées. La logique ’quantitativiste’ propre aux jugements par prégnance paraît, a priori, en mesure de générer d’assez bonnes approximations pour autant que le degré de plausibilité moyen d’un ensemble de scénarii demeure, d’une appréciation à l’autre, approximativement constant. Quoi qu’il en soit, il semble douteux que cette logique ’quantitativiste’ ne se voit pas, çà et là, doublée d’une démarche plus qualitative par laquelle le décideur apprécierait la plausibilité de chaque scénario disponible. Ce n’est pas là, pour autant, remettre en cause la réalité empirique des jugements par prégnance. En effet, il paraît vraisemblable, d’une part, que l’estimation de la plausibilité de chacun des scénarii envisagés soit sommaire et, d’autre part, qu’une telle estimation repose elle-même sur une estimation (quantitative) de la prégnance des scénarii de niveau inférieur (ceux-là qui sont susceptibles de fonder chacun des scénario initialement envisagé). Ce dernier point soulève, à l’évidence, une régression à l’infini qu’il n’y a pas lieu ici de traiter tant il est vrai que notre propos s’avère essentiellement spéculatif.