1.3.3. Heuristiques et biais : les jugements par ’ancrage et ajustement’

Kahneman et Tversky ont enfin insisté sur le rôle d’une troisième procédure heuristique, à savoir : les jugements par ’ancrage et ajustement’ (’anchoring and adjustement’). Il s’agit là d’une stratégie cognitive censée irrésistiblement se déployer lorsqu’une prédiction quantitative intervient dans un contexte marqué par la présence d’une valeur de référence susceptible de s’imposer à l’attention du décideur. Dans de telles circonstances, la procédure heuristique évoquée à l’instant conduirait le décideur à établir sa prédiction sur la base d’un ajustement, à la hausse ou à la baisse, de cet valeur-ancre ; un ajustement qui prendrait en compte l’information dont celui-ci dispose. Pour prolonger l’illustration retenue plus haut, un décideur ayant connaissance d’un indicateur de la fréquence moyenne des faillites prendrait vraisemblablement cette valeur pour ’ancre’ dans l’optique d’une estimation de la probabilité qu’une entreprise donnée fasse faillite. Les ajustements pourraient alors refléter, conformément à la logique qui préside aux jugements par prégnance, l’aisance avec laquelle notre décideur parvient à déterminer des circonstances effectivement susceptibles de mener l’entreprise considérée à la faillite. Ici encore, toutefois, la catégorie des heuristiques rime avec celle des biais.

A un niveau général, un seul et unique biais s’est vu communément attribué au rôle des jugements (quantitatifs) par ancrage et ajustement. On constate, en effet, une tendance systématique, chez le décideur, à produire une estimation qui demeure excessivement proche de la valeur-ancre retenue. Les jugements par ancrage et ajustement sont ainsi, le plus souvent, des jugements par ancrage et ajustement insuffisant. Le poids démesuré des ancres dans le processus estimatif, en même temps que le caractère irrésistible du phénomène d’ancrage, a pu être mis en lumière par Kahneman et Tversky dans le cadre d’une série d’expériences tout à fait éloquentes (Tversky & Kahneman [1974]). Ces expériences assignent pour tâche principale aux sujets participant d’estimer différentes quantités sous forme de pourcentage (par exemple : le pourcentage de pays africains membres de l’ONU). Préalablement à toute réponse, les différents sujets se voient invités à indiquer si le pourcentage recherché est supérieur ou inférieur à une valeur -comprise entre 0 et 100- déterminée de façon aléatoire.311 L’analyse des résultats montre, sans ambiguïté, que les estimations fournies sont nettement influencées par le niveau de la valeur-ancre, artificiellement suggérée.312 A l’évidence, la procédure retenue conduit chaque sujet à fixer son attention sur la valeur sélectionnée aléatoirement, puis à ’l’ajuster’ au gré de ses connaissances, de ses croyances ou de ses intuitions. Le caractère hautement divergent des réponses fournies d’un groupe à l’autre, en présence d’ancres distinctes mais ne constituant en aucun cas des indicateurs pertinents, atteste non seulement de l’insuffisance des ajustements opérés mais aussi de l’attraction irrésistible (et, ici, irrationnelle) que peuvent exercer certaines valeurs saillantes.

En matière d’estimation des probabilités, à proprement dit, la nature insuffisante des phases d’ajustements a notamment été mise en cause afin de rendre compte de la tendance, généralement observée, à la surestimation de la probabilité des ’événements conjonctifs’ et, a contrario, à la sous-estimation de la probabilité des ’événements disjonctifs’. Ainsi, à titre d’exemple, invités à parier sur l’un des trois événements suivants : 1) tirer une boule rouge dans un sac contenant 50% de boules rouges et 50% de boules blanches, 2) tirer, sept fois consécutivement, une boule rouge dans un sac contenant 90% de boules rouges et 10% de boules blanches (’événement conjonctif’), et 3) tirer au moins une boule rouge lors d’une série de sept tirages consécutifs dans un sac contenant 10% de boules rouges et 90% de boules blanches (’événement disjonctif’), un nombre important de sujets reporte le schéma de préférence 2 > 1 > 3, alors que la probabilité de ces différents événements est, respectivement, de 0.48 (2), 0.5 (1) et 0.52 (3) (Bar-Hillel [1973]). Il paraît effectivement raisonnable, dans ces conditions, d’avancer à la suite de Tversky & Kahneman [1974] que la probabilité de l’événement conjonctif est surestimée comme suite d’un ancrage sur la valeur 0.90 et d’un ajustement insuffisant, alors que la probabilité de l’événement disjonctif serait, quant à elle, sous-estimée du fait d’un ancrage sur la valeur 0.10 et d’un ajustement, là aussi, insuffisant.

Notes
311.

Il est à noter que le caractère aléatoire du procédé apparaît manifestement dans la mesure où la valeur retenue est celle qui résulte du tirage d’une roue -graduée, donc, de 0 à 100-, par l’expérimentateur, en présence des sujets.

312.

Ainsi, à la question évoquée plus haut les membres d’un premier groupe estiment, après avoir observé la valeur 10, à 25% la proportion des pays africains membres de l’ONU ; les membres d’un second groupe l’estiment quant à eux, après avoir observé la valeur 65, à 45%.