1.4. Vers une perspective intégrée...

Il est sans doute nécessaire, avant de clore cette section consacrée à la dynamique des constructions cognitives, en général, et des probabilités, en particulier, de nous essayer à dresser un portrait-type du décideur tel qu’il semble se dégager de notre présentation des multiples ’biais cognitifs’. On ne saurait prétendre, néanmoins, faire davantage ici que suggérer quelques lignes directrices, tant il est vrai que les nombreuses réflexions relatives aux jugements prédictifs sont encore assez largement en attente d’intégration. A un niveau général, on l’a vu, c’est l’image d’un décideur en proie à un certain conservatisme qui domine. Soucieux de préserver l’intégrité de ses constructions cognitives et, au-delà, de maintenir une vision positive de ses propres facultés de jugement (cf. la théorie de la dissonance cognitive), il semble entretenir, souvent, un rapport biaisé à l’information qui le conduit, imperceptiblement, à privilégier la cohérence à la vérité-pertinence. Cette perspective, probable, d’un décalage entre les constructions cognitives que mobilise le décideur et la réalité des situations-problème rencontrées donne prise à ce qui ne manque pas d’apparaître, d’un point de vue externe, comme des formes d’autosatisfaction indue, dont le biais de sur-confiance atteste précisément.

Sur le plan, plus spécifique, de la dynamique des probabilités, on peut vouloir opportunément distinguer la question de la formation des croyances de celle de leur transformation -ou de leur révision. C’est que le biais de sur-confiance vient alors énoncer, dans le premier de ces domaines, le cas général, à savoir celui d’un décideur qui accorderait une probabilité d’occurrence trop élevée à l’hypothèse, au développement, à l’état du monde jugé le plus probable (cf. Griffin & Tversky [1992, p. 412]). La tendance au conservatisme cognitif vient, quant à elle, fonder la règle en matière de révision des croyances probabilistes, donnant l’image d’un décideur qui, ancré sur la probabilité a priori, procéderait à des ajustements insuffisants. Il nous faut, néanmoins, développer quelque peu ce second point. A cela deux raisons. D’abord, l’économiste standard, fidèle à la perspective subjectiviste, ne se soucie guère que de révision (bayésienne) des probabilités. Ensuite, il paraît intéressant de connaître les circonstances sous lesquelles le conservatisme cédera le pas à la ’sur-réaction’.313

Si l’on se permet de poser d’emblée cette alternative, c’est en fait que les travaux expérimentaux qui prennent le modèle bayésien pour référence normative expresse mettent en exergue chacune de ces tendances contradictoires. Ainsi, l’heuristique de représentativité, on l’a vu, peut engendrer des jugements probabilistes qui font fi des probabilités a priori, donnant en cela l’image de décideurs prompts à sur-réagir, c’est-à-dire à procéder à des révisions de probabilités excessives au vu des éléments d’information additionnels dont ils disposeraient. A contrario, on a pu établir, dans le cadre de tâches conçues en vue de tester la robustesse descriptive de la règle de Bayes, la prévalence des attitudes conservatrices (Edwards [1968], Grether [1980]). Amenés à déterminer la probabilité qu’un certain tirage (avec remise) ait été effectué dans une urne A, plutôt que B, les sujets, informés de la probabilité de sélection a priori de chacune des urnes ainsi que de leur contenu respectif (soit du nombre de boules par couleur), suggèrent des réponses qui s’avèrent, au vu de la nature précise du tirage, trop timides, trop proches des probabilités a priori.

Griffin & Tversky [1992] suggèrent une perspective propre, notamment, à intégrer ces résultats expérimentaux par où se voient constatées, relativement à l’idéal bayésien, deux déviations symétriques.314 Selon les auteurs, il serait souvent permis d’apprécier un stimulus informationnel le long d’une double dimension. Ainsi ce stimulus peut-il être doté d’une plus ou moins grande ’proéminence’ -en ce sens qu’il semble véhiculer un message plus ou moins net, tranché, extrême- de même qu’il peut s’avérer plus ou moins ’pertinent’ -en ce sens qu’il constitue un indicateur prédictif plus ou moins fiable, significatif.315 Dans le cadre des tâches de révision bayésienne, évoquées ci-dessus, ces deux dimensions trouvent aisément à s’incarner. Un tirage peut paraître, en effet, d’autant plus proéminent qu’il désigne plus nettement, de par ses proportions, une urne plutôt que l’autre ; il est d’autant plus pertinent, en sa capacité de stimulus informationnel, qu’il implique un nombre important de boules.

Certes, les auteurs ne s’en cachent pas, il est souvent difficile de donner, dans les conditions écologiques de la décision, un contenu bien rigoureux à chacun des concepts proposés. On peut néanmoins, croyons-nous, regrouper sous la bannière de la proéminence les effets de prégnance ou de représentativité rencontrés au cours de notre présentation des procédures heuristiques. En ce sens, les expériences personnelles ou récentes, de même que les stimuli qui incarnent ou évoquent distinctement tel ou tel contexte, développement, résultat seront-ils particulièrement proéminents. La pertinence écologique d’un stimulus renverrait davantage à l’étendue, au sérieux, à la crédibilité des constats que véhicule un stimulus informationnel donné. Si l’on s’accorde à reconnaître une certaine portée au propos de Griffin & Tversky [1992], les tendances au conservatisme, d’une part, et à la sur-réaction, d’autre part, peuvent alors se voir parcimonieusement intégrées. En effet, indiquent les auteurs, le décideur serait, communément, davantage sensible à la proéminence des stimuli informationnels qu’à leur pertinence. Dans ces conditions, le décideur amené à réviser ses croyances sur la base d’informations faiblement proéminentes, mais pourtant tout à fait pertinentes, fera montre de ce conservatisme souvent constaté. Lorsque les stimuli informationnels se révèlent, au contraire, nettement proéminents mais faiblement pertinents, c’est un pattern de sur-réaction qui prévaudra.

Notes
313.

C’est un point bien établi, pour ce qui est de la transition entre sur-confiance et sous-confiance, que le degré de difficulté des situations-problème considérées constitue le facteur le plus important (cf. Lischtenstein et al. [1982], Griffin & Tversky [1992]). Ce n’est que lorsque la situation-problème considérée s’avère relativement simple que ce dernier fera communément montre de sous-confiance et, donc, se forgera des croyances trop timides, le développement jugé le plus probable se voyant accordée une probabilité d’occurrence trop faible.

314.

L’article de Griffin et Tversky est, à bien des égards, au domaine du jugement prédictif, ce qu’est l’article de Tversky & Simonson [1993] au champ des jugements évaluatifs. Chacune de ces contributions se propose, en effet, de suggérer des perspectives à vocation synthétique (cf. Ch 3, § 2.3.2.., supra).

315.

On retient le doublet proéminence/pertinence afin de restituer la terminologie, un peu austère, des auteurs qui opposent, quant à eux, la ’force’ (’strength’) au ’poids’ (’weight’) d’un ’stimulus informationnel’ (’evidence’).