2. De la nécessité d’intégrer les biais et autres limitations cognitives du décideur

L’examen (partiel) des processus par lesquels se forment et se transforment les constructions cognitives, en général, et les probabilités, en particulier, a révélé, au cours de la précédente section, l’existence d’un nombre important de ’biais‘’. Ainsi l’individu ne semble-t-il pas être ce système de traitement de l’information neutre et sophistiqué que la théorie économique dominante conçoit à l’image du scientifique/statisticien idéal.’ Les multiples défaillances cognitives rapportées concourent, de toute évidence, à faire douter de la présomption standard suivant laquelle la dynamique des constructions cognitives conduirait, naturellement, à préserver un équilibre de vérité ou de pertinence au pire momentanément perturbé. Ce faisant, c’est la qualité des jugements prédictifs, des anticipations du décideur, qu’il y a certainement lieu de remettre en cause : l’idéal d’un cadre options/conséquences qui capturerait fidèlement les caractéristiques des situations-problème rencontrées peut-il être doté d’une quelconque pertinence descriptive ?

Confrontés à ces éléments de suspicion, lourds de conséquences, que semble introduire la perspective de biais cognitifs, les économistes standards ont coutume d’opposer une objection méthodologique radicale. ‘Ainsi signifient-ils fréquemment leur extrême scepticisme quant à la possible généralisation des conclusions, établies expérimentalement, vers les contextes écologiques de la décision’ . 316 Ce scepticisme se fonde sur trois arguments qui donnent l’occasion au théoricien standard de réaffirmer sa croyance en la pertinence des connaissances et autres constructions cognitives du sujet, puisqu’en effet les travaux attestant de l’existence de biais cognitifs mobilisent largement les techniques expérimentales. Le comportementaliste se voit alors, tel Sisyphe, souvent condamné à redéployer sa critique afin de prendre acte de ces parades défensives que lui oppose l’économiste standard.

En vertu d’un premier argument, donc, le théoricien standard fait valoir que les contextes écologiques de la décision seraient, relativement aux contextes expérimentaux, autrement plus incitatifs. C’est pourquoi le décideur, mieux à sa tâche, car davantage motivé, devrait en réalité parvenir à se soustraire, notamment, à l’attraction des biais cognitifs rapportés par l’expérimentateur. Dans sa déclinaison la plus modérée, cette objection conduit à accorder un crédit des plus limités aux études qui, comme cela est souvent le cas en psychologie, portent sur des sujets expérimentaux enrôlés sans aucune contre-partie financière.

Un second argument, bien connu, insiste sur le caractère sélectif des contextes écologiques de la décision, censé conduire les seuls spécimens les plus sophistiqués à peser sur l’activité économique. Par analogie, donc, avec la théorie biologique de l’évolution, cet argument invite à considérer l’action d’une ’sélection naturelle économique’. Il se doit d’être clairement distingué de cette autre thèse en vertu de laquelle l’évolution biologique permettrait d’affirmer, d’emblée, la pertinence de l’hypothèse de rationalité (cf. Becker [1976 Ch 1, 1987] ou Kagel et al. [1981]).317

Enfin, par un troisième argument, le théoricien standard en vient à suggérer cette idée que les conditions écologiques permettraient, contrairement aux conditions expérimentales, la pleine expression des effets correcteurs de l’apprentissage. Thaler [1987a, p. 96] rapporte : ‘’’In the real world people will learn to get it right’. This comment (...) is derived from a reasonable concern that many experiments have not offered the subjects much if any opportunity to learn. The validity of the assertion comes to an empirical question. Do real world environments faciltate learning ?’’. L’argument repose donc sur l’idée que les biais et autres anomalies rapportés par les psychologues et/ou les comportementalistes seraient le fruit de réactions par trop spontanées. Dans les conditions écologiques, l’apprentissage par l’action, voire, par instruction, devrait permettre au décideur de se soustraire, notamment, à l’emprise des biais cognitifs révélés par l’expérimentateur.318

Notes
316.

Un soupçon qui se révèle, en fait, d’une portée des plus générale, puisqu’il ne vise pas les seuls biais rapportés plus haut, mais l’ensemble des critiques de l’approche standard de la rationalité, dès lors qu’elles reposeraient sur la mise en évidence d’anomalies constatées expérimentalement (cf. Thaler [1987a, pp. 96-8 ; 1996, pp. 228-9], Tversky & Kahneman [1988, pp. 186-8], Camerer [1995, pp. 608-9], Rabin [1998, pp. 31-2]). Ce n’est pas, donc, que le seul domaine des constructions cognitives, des jugements prédictifs et des anticipations qui se voit concerné, mais également celui des jugements évaluatifs, des préférences, des choix/décisions.

317.

Dans le cadre du débat ici considéré, les partisans de cette version non analogique seraient enclins à appuyer le premier argument, voire le troisième, qui seuls permettent de garantir la perspective d’agents uniformément rationnels (au moins, pour ce qui est du troisième argument, une fois la phase d’apprentissage achevée ; cf. Lucas [1987]).

318.

Pour être tout à fait juste, il est, au sein même de la communauté des psychologues, des auteurs qui nient la pertinence écologique des biais cognitifs. Minoritaires, ces derniers suggèrent, sur fond d’argumentaire évolutionniste, que l’hypothèse de rationalité ne serait violée que lorsque les tâches proposées aux sujets se révèlent trop ’artificielles’, en ce sens qu’elles ne s’apparentent à aucune tâche que rencontrerait le décideur dans les conditions écologiques. Dans cette perspective, la rationalité individuelle serait étroitement liée au contexte écologique d’où elle surgit (Kahneman & Tversky [1996] et Johnson-Laird [1999] se font l’écho de ces controverses en lien, respectivement, avec ces biais que l’on associait à la dynamique des probabilités, en particulier, et à la dynamique des constructions cognitives, en général).