2.1.2. Les limites de l’apprentissage par instruction

Au vu des multiples difficultés dont le comportementaliste se fait l’écho, c’est une stratégie défensive bien faible, en vérité, et peut être contre-productive, que de vouloir déplacer la thématique des limitations cognitives du décideur sur le terrain écologique en invoquant, de manière relativement abstraite, les vertus supposées correctrices de l’apprentissage par l’action. Cette stratégie nous paraît d’autant plus faible que ‘ce n’est sans doute pas de l’apprentissage par feed-back, mais de l’apprentissage par instruction que l’on peut, dans nos sociétés, légitimement attendre le plus’. Certains critiques standards semblent l’avoir compris qui invitent à examiner le rôle des ’savoirs-savants’, en tant qu’ils sont dotés, pour le décideur, d’une portée pragmatique appréciable.341 En effet, il s’est développé, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un impressionnant corpus de travaux, à vocation normative, susceptible a priori d’accroître considérablement les aptitudes du décideur à formuler et résoudre les situations-problème auxquelles il lui faut se confronter. Aussi est-il permis, pour l’économiste disposé à concéder l’impact du normatif sur le positif, de faire valoir que si la rationalité du décideur pouvait être jadis sévèrement limitée, elle doit aujourd’hui, et davantage encore demain, plus certainement s’approcher de cette expression optimale qu’en donne le théoricien standard.342 Au vu de certains développements de la théorie économique ou de la théorie statistique, du rôle des outils issus de la recherche opérationnelle, de la science du management ou de l’informatique appliquée, l’argument, il est vrai, ne manque pas de poids. Quand bien même tous les décideurs ne sauraient avoir recours aux conseils de structures spécialisées, ces savoirs à vocation normative font de nos jours l’objet d’un enseignement formel dont bénéficient nombre d’individus (en particulier, les cadres), de même qu’ils sont accessibles par l’intermédiaire d’ouvrages ou de revues s’efforçant d’en vulgariser la substance... ‘La question est donc légitime : à force de penser la rationalité (optimale), la théorie économique, notamment, aurait-elle rendu ou pourrait-elle rendre (tous ?) les agents rationnels, plutôt que simplement raisonnables ?’

Dans le contexte de cette rupture de continuité entre conditions expérimentales et conditions écologiques de la décision que suggéreraient volontiers certains défenseurs de l’hypothèse de rationalité, deux arguments nous paraissent donc en mesure de fonder, le cas échéant, l’appel aux vertus potentiellement correctrices de l’apprentissage par instruction. Il est permis de faire valoir, d’une part, que les sujets ’naïfs’ peuvent, hors du laboratoire, se documenter, demander conseil ou encore déléguer une partie de leurs activités décisionnelles à des tiers supposés plus ’sophistiqués’. On peut conjecturer, d’autre part, que la diffusion des savoirs-savants entraînera fatalement la disparition, à plus ou moins brève échéance, de ces biais et autres anomalies rapportées, en particulier, par les expérimentateurs. Ce sont là, sans doute, des objections d’une portée plus limitée, en ce sens qu’elles ne semblent pouvoir évacuer purement et simplement la réalité des limitations cognitives du décideur. Ici, la lisibilité même des mécanismes d’apprentissage en jeu plaide pour des conclusions plus nuancées. A contrario, bien que l’invocation des mécanismes de l’apprentissage par l’action ne constitue guère une stratégie convaincante, le caractère opaque des processus sous-jacents permet plus certainement, au théoricien standard, de préserver l’illusion d’une rationalité sans failles. Quoi qu’il en soit précisément de l’étendue des vertus que le théoricien standard entend prêter à l’apprentissage par instruction, le comportementaliste n’aura pas manqué de s’être forgé sa propre idée de la question.

Afin d’estimer cet impact potentiel de l’apprentissage par instruction sur le ’degré de rationalité’ du décideur, c’est une démarche assez répandue que de questionner, d’abord, la pertinence des jugements émis par ces décideurs des plus sophistiqués que l’on place dans la catégorie des ’experts’.343 Ainsi les travaux relatifs aux biais cognitifs, rapportés ci-dessus, ont-ils été souvent l’occasion de comparer les niveaux de performance de l’expert(-sophistiqué) à ceux de sujets plus naïfs. Les conclusions que l’on peut tirer des expériences impliquant des sujets experts, mais aussi des études menées ’in situ344, se révèlent en demi-teinte.345 A un niveau général d’analyse, certes, il est juste d’affirmer que l’expert obtient de meilleurs résultats que les sujets plus naïfs. C’est ainsi que l’on a pu faire remarquer, plus haut, que les météorologues affichaient des niveaux de calibration proches de la perfection, échappant en cela au biais de sur-confiance. Le point n’est, pour le psychologue et/ou le comportementaliste, ni surprenant, ni troublant. Il ne s’est jamais agi de nier, en effet, les vertus de l’apprentissage. Les performances du météorologue, en matière de calibration, s’expliquent d’ailleurs aisément si l’on tient compte, d’une part, de l’étendue des savoirs-savants dont il bénéficie et, d’autre part, de l’abondance et de la clarté des feed-back qu’il reçoit quant à la pertinence de ses prédictions.346

Nonobstant ce constat de l’impact que peut avoir l’expertise sur le niveau moyen des performances de l’individu, il paraît clair que l’expert demeure, assez largement, perméable aux différents biais rapportés au cours de la section précédente. Il convient de rappeler, en particulier, que la loi des petits nombres n’est pas l’apanage des sujets naïfs. En fait, les premières réflexions de Tversky & Kahneman [1971] sur la question conduisent les auteurs à montrer que les pratiques en vigueur en psychologie mènent, bien souvent, les scientifiques du domaine à fonder leurs conclusions sur des échantillons insuffisamment significatifs. Par ailleurs, il faut y insister, nombre de sujets retenus par les auteurs sont des étudiants ayant reçu, à tout le moins, une initiation aux statistiques, soit qu’il s’agisse d’étudiants en psychologie, ou encore d’étudiants engagés en MBA. Au-delà de ces remarques, qui semblent confirmer que les biais cognitifs pourraient frapper des décideurs relativement sophistiqués, voire experts, on a pu parfois même pointer l’existence de quelques ’paradoxes’. Il est connu, de longue date, que des modèles statistiques simples permettent, dans divers domaines, d’établir des prédictions dont la qualité constitue clairement, pour l’expert humain, un plafond plutôt qu’un plancher (cf. Camerer & Johnson [1991]347). Plus déconcertant encore, certaines études menées quant ’au degré de rationalité’ des anticipations relatives au niveau futur de l’inflation ont conclu à la supériorité des prévisions issues de panels de consommateurs, par rapport à certaines prévisions tirées de panels composés d’économistes (cf. Gramlich [1983], Theis [1986]). Dans un même ordre d’idées, Griffin & Tversky [1992, p. 430] peuvent remarquer : ’‘If the future state of a mental patient, the Russian economy, or the stock market cannot be predicted from present data, then experts who have rich models of the system in question are more likely to exhibit overconfidence than lay people who have a very limited understanding of these systems’’.

A supposer même que l’examen des facultés de jugement de l’expert(-sophistiqué) atteste clairement des vertus de l’apprentissage par instruction, lorsqu’il s’agit de corriger les biais cognitifs, il est acquis pour le comportementaliste que cette forme d’apprentissage n’a pas (encore ?) produit tous ses fruits. N’en déplaise à l’économiste standard, la relative disponibilité/accessibilité des savoirs-savants n’a pas fait, loin s’en faut, de l’ensemble des décideurs des agents sophistiqués ou experts. Les biais et autres anomalies signalées par le psychologue et/ou le comportementaliste constituent des réalités qui se révèlent à l’intérieur comme à l’extérieur du laboratoire.348 Et si le laboratoire est souvent privilégié lorsqu’il s’agit d’attester de l’existence des limites de la rationalité, c’est notamment parce que les conditions écologiques semblent offrir trop d’échappatoires au scientifique désireux de s’accrocher à l’idéal de rationalité optimale (Schoemaker [1982]). Plutôt, donc, que de nier notamment la réalité des biais, c’est une démarche plus constructive que de s’attacher à expliquer pourquoi, dans les conditions écologiques de la décision, les individus semblent ne pas même toujours exploiter la palette des savoirs-savants disponibles ou accessibles. Sans doute les explications les plus immédiates doivent-elles conduire à faire observer, tout simplement, que nombre d’individus n’ont eu accès à un niveau d’éducation suffisamment avancé pour s’être vu présenter, ou pour pouvoir appréhender, par exemple, les subtilités de la règle de Bayes. Certains économistes standards ou pseudo-comportementalistes, gommant la distinction entre le normatif et le positif, préfèreront peut-être, quant à eux, introduire ici quelques ’coûts de décision’349... Une explication qui recevrait plus certainement l’assentiment du comportementaliste (à côté, probablement, des explications de ’bon sens’ rapportées ci-dessus) se donne à lire dans les développements suggérés par Einhorn [1982] ou Fong et al. [1988].

Les auteurs mettent en évidence l’existence d’un obstacle important qui semble devoir entraver la diffusion des effets potentiellement bénéfiques de l’apprentissage par instruction. La maîtrise des principes abstraits de la logique, des mathématiques, des statistiques ou du calcul des probabilités, remarquent-ils en effet, ne permettrait pas nécessairement, ni même généralement, au décideur de les appliquer. Ce constat résulterait, selon les auteurs, d’un problème fondamental de ’reconnaissance’, le décideur se trouvant fréquemment dans l’incapacité de percevoir la structure normative sous-jacente aux situations-problème rencontrées. Pour Fong et al. [1988, p. 300], les règles de la statistique ont d’autant plus de chances d’être appliquées : 1) que le problème met en jeu une population-mère ainsi qu’un processus d’échantillonnage bien identifiés, 2) que la nature des événements considérés, ou d’autres indices, laissent apparaître le rôle du hasard ou des variations aléatoires, 3) que la culture du sujet reconnaît la situation-problème comme relevant expressément du domaine de la statistique ou de la probabilité. Afin d’apprécier les vertus ainsi que les limites de l’apprentissage par instruction, les auteurs ont soumis différents groupes de sujets à trois types de problèmes, nécessitant tous que soit mobilisée la loi des grands nombres. Chaque groupe s’est vu préalablement instruit, de façon plus ou moins poussée, de la signification et de la portée de cette loi. Les trois types de problèmes retenus, pour les besoins de l’expérience, se distinguent de par le caractère plus ou moins évident avec lequel la loi des grand nombre semble devoir s’appliquer.350

Les résultats de l’expérience permettent, notamment, de suggérer trois conclusions. Il apparaît d’abord, clairement, que toute instruction, même relativement sommaire, conduit à accroître significativement le recours au raisonnement statistique. On constate ensuite, quel que soit le groupe de sujets concerné, une propension à déployer les principes statistiques qui demeure nettement fonction du type de problème considéré. Il peut être remarqué, enfin, que les sujets, dès lors qu’ils reconnaissent la nécessité de recourir au raisonnement statistique, le font approximativement avec le même niveau de pertinence (quel que soit, donc, le type de problème envisagé). Pour Einhorn [1982] cette difficulté que paraissent avoir les individus à appliquer des règles normatives abstraites résulterait de ce que la mémoire semble organiser les expériences du sujet par ’contenu’ (activités de restauration, expériences avec les collègues, situations d’achats...) plutôt que par ’structure’ (problèmes de sélection, d’échantillonnage, de révision bayésienne...). Ce serait là, selon l’auteur, un stigmate du caractère fondamentalement inductif que revêt l’apprentissage par l’action, naturel et précoce, des combinaisons actions-résultats (ou options-conséquences) ; un caractère inductif qui tranche avec la nature déductive des règles normatives.

Il y a certainement lieu, pour conclure sur cette question du potentiel correcteur de l’apprentissage par instruction, d’élargir à nouveau la thématique des limitations cognitives du décideur. Si l’on veut un instant poursuivre, en effet, notre démarche contra-factuelle en supposant, d’une part, que les experts parviennent toujours à se dégager de l’emprise des biais cognitifs et, d’autre part, que le monde économique est essentiellement peuplé d’agents sophistiqués ou experts, il reste que l’approche par les biais ne saurait épuiser la thématique des limitations cognitives du décideur. La notion de biais offrirait même, en vérité, une image presque trop optimiste des difficultés qui frappent ses constructions cognitives (cf. March & Simon [1958, Ch 6]). Il résulte de la complexité du monde que celles-ci ne seront pas simplement biaisées. Elles se révèleront aussi tout à fait parcellaires, et communément entachées d’erreurs patentes et imprévisibles. Simon [1976, 1978a] a eu quelques mots à dire sur l’impact que peuvent avoir les techniques normatives les plus sophistiquées sur le degré de rationalité des décisions en environnements complexes (cf., aussi, Nelson & Winter [1982, pp. 126-8]). De ses propres travaux conduits dans le domaine de la recherche opérationnelle, Simon conclut que des procédures rationnelles applicables sont aussi des procédures modestes. Elles tiennent compte de l’état des connaissances et des compétences du décideur. Coincées entre ces Charybde et Scylla que semblent dresser les problèmes du recueil, d’une part, et du traitement de l’information, d’autre part, les solutions suggérées ne sont communément, même avec l’aide de ces puissantes techniques, que des solutions satisfaisantes.351 Il ne faut donc, au total, attendre de miracles ni de l’apprentissage par instruction, ni de l’apprentissage par l’action. Les biais et autres limitations cognitives du décideur sont des réalités dont il convient de prendre acte. Aussi est-ce un objectif important, pour le comportementaliste, que de détecter les traces de ces limitations dans la réalité des comportements et des phénomènes économiques.

Notes
341.

Cf. Camerer [1990, pp 128-9 ; 1995, pp. 608-9].

342.

On pourrait croire qu’une telle position doit être un aveu de faiblesse pour le théoricien standard. Il n’en est rien. Il est permis, en effet, au théoricien qui voit dans les prémisses de l’hypothèse de rationalité des approximations, de faire valoir que la diffusion des savoirs-savants ne fait qu’accroître, à mesure que s’amenuise notamment l’action des biais, la qualité de ses approximations.

343.

On peut assez justement voir dans l’expert celui qui, de par la maîtrise des savoirs (savants ou non) dont il dispose et/ou du fait de l’expérience accumulée, semble, contrairement au ’novice’, se trouver le mieux à même d’apporter des réponses optimales à certaines classes de problèmes bien spécifiées. La notion d’expertise, ainsi que l’opposition entre ’expert’ et ’novice’, présentent néanmoins l’inconvénient d’être trop connotées par la dimension pragmatique des aptitudes prêtées au sujet -plus d’une forme d’expertise reposant même essentiellement sur le rôle de savoir-faire, et non de savoirs ou, a fortiori, de savoirs-savants. Or, ce n’est pas (plus) des vertus de l’apprentissage par l’action dont il s’agit ici de discuter. Aux fins de notre propos, l’opposition entre sujets ’sophistiqués’ et sujets ’naïfs’ paraît donc davantage appropriée, puisqu’elle véhicule plus certainement cette idée que les premiers maîtriseraient, contrairement aux seconds, certains savoirs-savants, tels les enseignements de la théorie économique, les principes de la logique, les règles de la statistique ou du calcul des probabilités (etc.). Aussi veillons-nous, ci-après, à ne considérer que les travaux relatifs aux seuls ’experts’ ayant participé ou, plus modestement, bénéficié du développement de certains savoirs-savants.

344.

Qu’il s’agisse d’études menées auprès de médecins, de psycho-cliniciens, de juristes, d’ingénieurs, d’économistes ou encore d’analystes financiers.

345.

Cf. Payne et al. [1992, p. 106], Griffin & Tversky [1992, pp. 411-2].

346.

Dans ce domaine, un suivi statistique des plus précis et réguliers est aisément permis. Au demeurant, le biais de sur-confiance est vraisemblablement une tendance contre laquelle le météorologue doit se voir précocement mise en garde.

347.

Il s’agit de modèles reposant sur une combinaison linéaire de quelques critères ; des modèles qui ont fait leurs preuves dans des domaines allant du diagnostic médical à la prévision financière, en passant par la sélection de personnel.

348.

Ce n’est pas, d’ailleurs, le moindre des paradoxes que de remarquer que si, précisément, les conclusions du psychologue et/ou du comportementaliste sont fondées, c’est bien que tous les agents ne tirent pas pleinement profit des savoirs-savants disponibles...

349.

Nous aurons l’occasion de revenir, plus loin, sur cette extension possible du champ du calcul rationnel ; une extension qui , nous le verrons, ne va pas sans rencontrer quelques difficultés (cf. Ch 5, § 3. & Ch 6, § 3.).

350.

Pour chaque type de problème, il s’agit invariablement pour le sujet de se prononcer sur la pertinence des raisonnements d’un ou de quelques acteurs placés en situation. Toujours, le scénario retenu confronte les acteurs à des problèmes ou des phénomènes relativement concrets (sélection d’une filière universitaire sur la base de certaines informations, problèmes de contrôle-qualité d’un processus industriel, constitution d’un panel aux fins d’une enquête, choix d’un restaurant...). Dans un premier type de problème, qualifié de ’probabiliste’, les acteurs tirent des conclusions -plus ou moins appropriées- sur la base, manifeste, d’un processus d’échantillonnage. Un second type de problème, dit ’objectif’, met en jeu des données statistiques. Un troisième type, qualifié de ’subjectif’, voit les acteurs tirer des conclusions sur la base d’expériences de vie subjectives.

351.

Une conclusion qui semble en parfaite consonance avec cette remarque de Winter [1975, p. 81] : ’the more sophisticated techniques of management science yield imperfect suboptimization of limited scope’.