2.2.1. Le modèle de Akerlof & Dickens [1982] : dissonance cognitive et comportements face au risque

Sans doute la plus célèbre des applications économiques de la théorie de la dissonance cognitive réside dans la contribution de Akerlof & Dickens [1982] : ’‘The economic consequences of cognitive dissonance’’. Dans le cadre de cet article, les auteurs se consacrent essentiellement à la présentation d’un modèle formel (à deux secteurs d’activité concurrentiels -l’un réputé sans risque, l’autre réputé dangereux-) qui les conduit à affirmer, sous les hypothèses envisagées, le caractère Pareto-supérieur d’une législation relative à la sécurité du travail, dans un (le) secteur d’activité caractérisé par un risque d’accident important. C’est là une conséquence, quelque peu intriquée, de la dissonance cognitive à laquelle seraient exposés les travailleurs occupant un poste dans ce secteur à risque ; une dissonance qui surgirait, ici, de la confrontation des cognitions ’je suis quelqu’un de raisonnable’ et ’je travaille dans un secteur d’activité dangereux’.353 Reprenons, dans ses grandes lignes, la modélisation suggérée par Akerlof et Dickens.

L’on trouve, au coeur de la présentation des auteurs, le processus de décision des travailleurs susceptibles d’occuper un emploi dans le secteur à risque. A l’instar des agents qui peuplent les modèles standards, ces derniers visent la maximisation de leur utilité et sont même supposés former des anticipations rationnelles. Contrairement cependant à ceux-ci, les travailleurs dépeints par Akerlof et Dickens se savent vulnérables aux affres de la dissonance cognitive. Ainsi anticipent-ils, d’une part, qu’ils seront peut être conduits à minorer, en toute bonne foi, la probabilité objective d’accident, q, qui prévaut dans leur secteur d’activité et, d’autre part, qu’ils encourront un coût psychologique (de la dissonance) dès lors qu’ils attribueraient une probabilité subjective, q*, non-nulle à l’événement ’accident’. Afin de donner un contenu tangible, du point de vue du modélisateur, à chacune de ces prédictions découlant en droite ligne de la théorie de la dissonance cognitive, les auteurs font plus spécifiquement l’hypothèse que le travailleur choisit, en amont du processus de décision, la valeur de q* telle que son utilité soit maximale. Une fois déterminée, cette valeur est supposée demeurer inchangée, car hors de contrôle, tout au long des deux périodes qui caractérisent le modèle.

Les auteurs supposent, en outre, qu’à l’entame de la seconde période -mais pas avant- un équipement de sécurité, permettant de supprimer le risque d’accident, s’avère disponible à des conditions économiques objectivement intéressantes.354 Là réside toute la subtilité du processus de maximisation, car, dans ces conditions, deux stratégies rationnelles s’offrent à notre travailleur (encore lucide) lors de la détermination initiale du seul paramètre pertinent, à savoir : q*. Il peut, d’une part, attribuer à q* la valeur nulle. Cette première option lui épargne tout coût psychologique, mais présente l’inconvénient de le priver du gain potentiel procuré par l’achat de l’équipement de sécurité. Si q* est nul, en effet, notre travailleur jugera cet investissement irrationnel quand, à l’entame de la seconde période, il lui sera proposé. Le travailleur peut, d’autre part, donner à q* la valeur minimale telle que l’achat de l’équipement de sécurité sera, le moment venu, jugé pertinent. Dans ce second cas, la configuration est inversée, puisque notre travailleur bénéficie du gain inhérent à l’adoption de l’équipement de sécurité, mais endure, sur la première période, le coût psychologique de la dissonance cognitive.

Quel que soit le choix retenu par les agents, lequel est affaire de paramètres355, celui-ci est d’importance dans la mesure où il détermine le niveau du salaire dans le secteur à risque. En équilibre concurrentiel, ce niveau est en effet tel que les désagréments relatifs d’un emploi dans ce dernier secteur soient strictement compensés356, à défaut de quoi nos travailleurs jugeraient préférable, en amont, d’opter pour un emploi dans le secteur d’activité dépourvu de risque. Le caractère Pareto-efficient d’une législation du travail qui imposerait l’usage de l’équipement de sécurité surgit ici du fait, qu’en conséquence de l’instauration d’une telle mesure, ces compensations n’auraient, tout simplement, plus lieu d’être ; car alors la seule stratégie rationnelle amène les travailleurs à poser q* = 0 et, donc, à encourir un coût psychologique nul, tout en bénéficiant du gain inhérent à l’achat de l’équipement de sécurité. Aussi l’irruption d’une réglementation contraignante s’accompagnerait-elle, sur la période et pour ce qui est du secteur d’activité à risque, d’un salaire et, partant, d’un prix d’équilibre moins élevés ; un résultat qui s’obtiendrait, pour le plus grand bénéfice du consommateur, à niveau d’utilité globale inchangé pour les différents travailleurs.

A coup sûr un exercice aux marges pseudo-comportementalistes du courant (maintien de l’hypothèse de rationalité optimale, recours aux anticipations rationnelles), la contribution de Akerlof et Dickens présente incontestablement le mérite d’avoir attiré l’attention de l’économiste standard sur la théorie de la dissonance cognitive. On ne peut s’empêcher, pourtant, de souligner ici le caractère peu convainquant, et finalement vain, de la description des processus de décision retenue par les auteurs. Il est fort peu probable, en effet, que les ’conséquences de la dissonance cognitive’ puissent transiter par le biais de calculs qui verraient les travailleurs intégrer, de manière aussi rationnelle, les limites de leur propre rationalité. Peu probable, donc, que ceux-ci demandent une quelconque compensation au titre du coût psychologique de la dissonance encouru, pas plus qu’au titre d’un manque à gagner occasionné par une éventuelle ’erreur de décision’ à venir. Non, les conséquences de la dissonance cognitive semblent devoir tenir, toutes entières, dans une propension, vraisemblablement manifestée par les travailleurs (à tout le moins, dès lors qu’ils seraient en poste depuis un certain temps), à sous-estimer la probabilité objective d’accident.357 Aussi existe-t-il effectivement un risque réel que ceux-ci refusent l’achat d’équipements de sécurité économiquement pertinents, empêchant, par là, une possible baisse des salaires et/ou un probable gain pour la collectivité qui verrait le nombre d’accidents du travail se réduire. Pour autant que les salaires du secteur qui nous concerne intègrent une prime de risque suffisamment élevée, l’instauration d’une réglementation contraignante en matière de sécurité du travail pourrait donner lieu à un équilibre Pareto-supérieur.358 Il nous semble donc possible de parvenir à un résultat identique sans verser dans le curieux mélange des genres qui caractérise, tout de même, la présentation des auteurs.

Notes
353.

Akerlof & Dickens [1982, p. 308] remarquent justement : ’In practice, most cognitive dissonance reactions stem from peoples’ view of themselves as ’smart, nice people’’. Il faut le signaler, en effet, une cognition faisant état d’une décision donnée ne peut être jugée en consonance ou en dissonance avec telles et telles autres cognitions que si elle s’accompagne de la prémisse selon laquelle le décideur se perçoit lui-même, tout au moins, comme quelqu’un de cohérent ou de sensé.

354.

Les auteurs supposent, en effet, que l’on a : (q.ca) > cs (où -q étant la probabilité effective d’accident- ca et cs sont, respectivement, le coût d’un accident pour le travailleur et le coût de l’équipement de sécurité).

355.

En fait, ce choix dépend des valeurs prises par q, ca, cs, et cf (i.e. le coût psychologique de la dissonance -que les auteurs supposent être une fonction croissante de q*-).

356.

Ainsi, dans le premier cas de figure, les travailleurs demanderont-ils à être dédommagés du surcoût (q.ca - cs) occasionné par l’’erreur de décision’ qu’ils s’apprêtent à commettre en n’achetant pas l’équipement de sécurité. Dans le second cas de figure, ils demanderont dédommagement au titre du coût psychologique associé au choix d’une valeur de q* supérieure à zéro -valeur maintenue suffisamment élevée pour que l’achat de l’équipement soit effectué. Ces compensations viendront en augmentation du salaire de référence de la première période, ws, qui -sous l’hypothèse de concurrence retenue- n’est autre que le salaire pratiqué dans le secteur sans risque (’safe’). Par ailleurs -toujours en augmentation de ce salaire de référence-, les travailleurs du secteur à risque recevront, sur -et au titre de- cette même période, q.ca afin de compenser le risque objectif d’accident. Enfin, le salaire versé sur la deuxième période sera ws + cs -une partie des salariés, au moins, devant être dédommagée pour l’achat de l’équipement de sécurité.

357.

Ainsi que le rappellent justement les auteurs, c’est un constat assez général que les individus exposés à un risque donné ont tendance à en sous-estimer la probabilité (sur ce point, voir, notamment, les travaux de Kunreuther et al. [1978] qui soulignent le peu d’intérêt que montrent les habitants de zones inondables, ou en proie aux séismes, pour des assurances pourtant subventionnées au point de leur être profitable -sur un plan actuariel-).

358.

On pourrait, bien sûr, objecter que les travailleurs (du secteur d’activité à risque) verraient leur situation se dégrader. Certes, mais il conviendrait alors de faire valoir -à l’instar d’Akerlof & Dickens [1982]- qu’il ne s’agirait là que d’une dégradation subjective (et non objective) due à la mauvaise appréciation de la probabilité d’accident. Par ailleurs, il serait même possible d’envisager que cette dégradation subjective ne finisse par être vite (re)considérée comme constituant, en fait, une amélioration subjective. C’est là encore un enseignement majeur de la théorie de la dissonance cognitive que l’on en vient souvent à apprécier une situation ou un bien jadis décriés.