2.2.2. Le propos de Kaish [1986] : dissonance cognitive et comportements dans le cycle de conjoncture

Bien que moins saillante, l’application, suggérée par Kaish [1986], de la théorie de la dissonance cognitive au champ des problématiques économiques n’en est pas moins plus générale, mais aussi plus directe (et donc, sans doute, moins discutable) que celle proposée par Akerlof & Dickens [1982]. Général, le propos de l’auteur l’est en ce qu’il traite de la réalité, étonnement renouvelée, des comportements qui viennent nourrir, jusqu’à l’excès, la phase ascendante du cycle de conjoncture. Comment, en effet, expliquer que toute fin de cycle semble devoir s’accompagner d’une fuite en avant dont on reconnaît souvent, après coup, le caractère aberrant, sinon irrationnel ? Comment expliquer qu’en dépit des mises en garde ainsi que de l’existence de précédents, les bulles spéculatives et autres phénomènes de surinvestissements s’achèvent en chocs déflationnistes qui voient les acteurs économiques invariablement piégés ? Contre la position d’un Lucas, Kaish [1986] exclut que de tels comportements puissent être tenus pour des réponses rationnelles (optimales) à une information imparfaite. Ce sont bien les aptitudes du sujet, tant en matière de traitement que de recueil de l’information, qu’il s’agit de blâmer. Or, précisément, la théorie de la dissonance cognitive souligne, on l’a vu, le caractère parfois disfonctionnel de ces opérations.

Certes, en amont de la phase ascendante du cycle, les acteurs mettent vraisemblablement en oeuvre des stratégies expansionnistes sur la base d’indicateurs globalement favorables (que ceux-ci fassent état de l’usure évidente des équipements, de la faiblesse des taux d’intérêt ou des ’price earning ratios’, du frémissement de la demande ou encore du recul du chômage...). A mesure cependant que se déploie le cycle, les signaux positifs vont se raréfiant, alors que, parallèlement, se multiplient les indicateurs négatifs (tels les constats d’une flambée des prix -et des cours-, d’un tassement de la demande, d’une baisse de la productivité...). La théorie de la dissonance cognitive prédit, à ce stade, -et Kaish [1986] y insiste- que nombre d’acteurs économiques verront leurs jugements en proie à d’importantes distorsions. Car, à l’évidence, l’irruption de signaux négatifs sur fond de stratégies expansionnistes est source de dissonance cognitive. Conformément à la présentation donnée plus haut359, le besoin (essentiellement inconscient) de réduire cette dissonance poussera les acteurs à minorer ou à nier l’importance des informations (dissonantes) qui donneraient à penser que la fin de cycle est proche. Ainsi se plaira-t-on à railler les Cassandre, sans même sérieusement examiner leurs arguments. De même exprimera-t-on des doutes quant à la pertinence de telle ou telle variable en tant qu’indicateur avancé de conjoncture, ou encore, trouvera-t-on des raisons ’exceptionnelles’ à l’occurrence de tel ou tel résultat décevant (etc.). Symétriquement, les informations consonantes se verront nettement soulignées ou même activement recherchées. Les opinions de tel spécialiste, résolument optimiste, seront privilégiées. On se rassurera en se répétant que notre comportement n’est pas davantage expansionniste que celui de tel voisin ou de tel concurrent, que notre secteur d’activité est particulier ou que l’on a déjà connu des phases d’expansion aussi longues (etc.).

Si Kaish [1986] ne se livre pas à une identification exhaustive des attitudes individuelles qui raisonnent en écho des prédictions de la théorie de la dissonance cognitive, les quelques éléments à l’instant évoqués laissent présager des aptitudes de la théorie à rendre compte, au moins à titre partiel, de l’inertie qui caractérise effectivement les comportements expansionnistes dans le cycle. Cette inertie trouve ses racines, nous dit la théorie, dans la résistance que manifestent les décideurs à admettre que leurs croyances puissent être erronées, que leurs facultés de jugement puissent être sujettes à caution. Les signaux négatifs entrent ainsi, en tant que cognitions, en dissonance avec l’image que l’individu se fait de lui-même. Il y a là une forme de ’coût psychologique’ qui mérite d’être rapprochée de la tendance, généralement constatée chez les décideurs, à tenir compte des coûts (économiques) irrécupérables (’sunk costs’, cf. Thaler [1980, 1987]). Peut-être s’agit-il même, lorsque le décideur semble privilégier une voie au seul titre qu’il y a déjà considérablement investi, des deux faces d’une seule et unique pièce. L’’escalade des engagements’, en effet, est souvent nourrie par le refus d’accepter ses erreurs passées et par la volonté, corrélative, ’de se refaire’.360

Le contraste entre l’image de l’Homme, en tant que système de traitement de l’information, que nous livrent la théorie standard, d’une part, et la théorie de la dissonance cognitive, d’autre part, paraît donc saisissant. Ainsi, Kaish [1986, p. 37] résume-t-il : ’In the standard theory, reaction to information is immediate. Cognitive dissonance induces delays. In the standard theory, the search for information is continuous. Cognitive dissonance blocks out information. In the standard theory, adjustments are made entirely in light of marginal considerations. Under cognitive dissonance, sunk costs play an important role in decision making’. Ni neutre, ni suprêmement sophistiqué, le système de traitement de l’information qu’est le décideur se révèle, donc, souvent biaisé ainsi qu’en proie à une inertie, un conservatisme, certain.

Notes
359.

Cf. § 1.2.4, supra.

360.

Cf. Thaler et le ’break even effect’, Ch 3, § 1.4.3., supra.