2.3.1. Les constats écologiques de Thaler & De Bondt

Richard Thaler, épaulé par son collègue Werner De Bondt, a pu déceler les traces des biais qui affectent les jugements probabilistes du décideur dans le constat de certaines régularités propres, semble-t-il, à l’évolution des marchés financiers (cf. De Bondt & Thaler [1985, 1987, 1992]). Contre l’hypothèse -dominante depuis Fama [1965]- selon laquelle l’évolution des cours boursiers décrirait une marche aléatoire, Thaler et De Bondt rapportent, tests statistiques à l’appui, la présence d’auto-corrélations négatives qui marqueraient les évolutions de deux portefeuilles-type : les portefeuilles dits ’de gagnants’, d’une part, et les portefeuilles dits ’de perdants’, d’autre part. Les portefeuilles de gagnants se composent des actions ayant connu, au cours d’une période donnée, les progressions les plus marquées ou, comme l’on dit dans le jargon bousier, de ces actions qui ont le plus nettement ’sur-performé’ tel indice composite de référence. Les portefeuilles de perdants, rassemblent, a contrario, les actions qui, sur cette même période, ont enregistré les reculs les plus sévères ou, en d’autres termes, celles qui ont le plus nettement ’sous-performé’ l’indice de référence. Pour différentes dates t, ainsi que différentes périodes, symétriquement associées, dites ’‘périodes de formation des portefeuilles’’ (t - s), et ’périodes de test’ (t + s), Thaler et De Bondt constatent que les portefeuilles de gagnants/perdants sur la période t-s sous-performent/sur-performent l’indice sur la période t + s. Particulièrement bien tranchés pour des périodes de référence d’une durée comprise entre trois et cinq ans, ces phénomènes de ’‘régression vers la moyenne’’, précisent les auteurs, s’avèrent, d’une part, nettement plus marqués pour les portefeuilles de perdants qu’ils ne le sont pour les portefeuilles de gagnants et, d’autre part, d’autant plus prononcés que les portefeuilles considérés renvoient à des niveaux de performance extrêmes.

Pour Thaler et De Bondt, ces régularités empiriques, qui rendent l’évolution des marchés partiellement prévisible, trouveraient leurs racines dans l’opération conjuguée de deux biais propres aux jugements probabilistes. Initialement, c’est l’incapacité du décideur à réviser ses croyances conformément à la règle de Bayes que les auteurs mettent seule en cause. Dans le contexte des marchés financiers, les investisseurs accorderaient un poids excessif aux évolutions, aux informations récentes, car plus proéminentes : ils ’sur-réagiraient’ (’overreact’). Ainsi se fieraient-ils par trop, afin d’apprécier les performances futures d’une action donnée, aux dernières tendances constatées -et, ce, d’autant plus qu’elles seraient marquées-, sans forcément s’interroger sur la pertinence, la valeur prédictive, de ces stimuli informationnels inscrits dans le court terme. Les résultats rapportés par De Bondt & Thaler [1990] confirment cette intuition originelle, puisqu’ils voient les auteurs déceler les stigmates de la sur-réaction dans les prévisions des analystes financiers quant à l’évolution attendue du niveau des bénéfices par action. En effet, ces anticipations seraient communément trop extrêmes : les progressions, ou les reculs, anticipés les plus amples se révèlent, en moyenne, surestimés.361 Par ailleurs, d’autres phénomènes de sur-réaction, encore plus spectaculaires, semblent cautionner les interprétations esquissées par les auteurs. Ainsi De Bondt & Thaler [1992] se font-ils, en particulier, l’écho des travaux de Bremer & Sweeney [1991]. Ces derniers examinent le parcours boursier d’actions ayant connu, sur une seule séance, des variations extrêmes, telle une chute ou une envolée supérieure à 10 %. Significativement, les chutes violentes s’accompagnent, dans les jours mêmes qui suivent, de reprises (relatives) quasi-systématiques. Ce phénomène de ’régression vers la moyenne’ se révèle moins prononcé, voire inexistant, pour les envolées d’un jour.362

Plus récemment, donc, De Bondt & Thaler [1992] ont ajouté à la perspective de sur-réactions, l’impact probable d’une certaine dichotomie entre la perception subjective du ’risque’ et sa réalité objective. En vertu de ce second éclairage, moins bien assis, les auteurs suggèrent que les entreprises ayant connu des résultats particulièrement mauvais (celles-là dont les actions figurent dans les portefeuilles de perdants) feraient l’objet d’une désaffection disproportionnée comme conséquence de ce que les investisseurs surestimeraient le risque de faillite. Mais les entreprises affichant d’excellentes performances (celles-là dont les actions figurent dans les portefeuilles de gagnants) pourraient, elles aussi, se voir quelque peu délaissées, car tenues pour des investissements plus risqués que la moyenne en vertu, proposent les auteurs, d’adages du type : ’les arbres ne montent pas au ciel’. L’impact de la sur-réaction, d’une part, et d’une perception des risques défaillante, d’autre part, se conjugueraient ainsi pour enfoncer, jusqu’à l’excès, les actions des entreprises ayant connu quelques déconvenues. A contrario, lorsqu’il en est d’apprécier l’action de ces deux biais sur le niveau d’attractivité des actions d’entreprises particulièrement performantes, on constaterait une certaine neutralisation mutuelle. Aussi est-ce pourquoi, concluent les auteurs, les investisseurs seraient essentiellement amenés, à mesure qu’ils s’aperçoivent de leurs erreurs de jugement, à rétablir l’équilibre en faveur des perdants d’hier.

Notes
361.

Les auteurs rejoignent ainsi le propos de Shiller [1981] qui voit dans l’excès de volatilité des prévisions quant aux dividendes, relativement à la volatilité constatée des dividendes servis, une marque d’irrationalité, plus que d’inefficience, des marchés financiers. La volatilité excessive des cours boursiers viendrait, en fait, refléter cette excès de volatilité qui affecterait les prévisions relatives à l’évolution des dividendes. Rappelons ici qu’il est commun, depuis Fama [1965], de voir dans l’efficience des marchés (i.e. la non prédictibilité des cours) un gage évident de la rationalité des acteurs (i.e. de leur promptitude à intégrer toute l’information disponible afin, pense-t-on, de formuler des anticipations non-biaisées quant à l’évolution des dividendes futurs). Au cours des années quatre-vingt, il est apparu clair que la rationalité n’était, pourtant, ni une condition suffisante, ni une condition nécessaire de l’absence de prédictibilité des cours (d’où la tentation de revenir sur l’assimilation entre efficience/rationalité, d’une part, et non prédictibilité, d’autre part). Ainsi, des acteurs qui formeraient leurs anticipations rationnellement peuvent-ils fort bien engendrer des trajectoires de prix prévisibles, car reflétant des ’évolutions fondamentales’ elles-mêmes dotées d’une certaine régularité ; symétriquement, des comportements ’irrationnels’ peuvent donner lieu à des cours qui seraient en proie à des évolutions tout à fait imprévisibles.

362.

En fait, l’existence d’auto-corrélations négatives (de phénomènes de régression vers la moyenne) a également pu être établie dans le cadre d’études prenant pour cible l’ensemble des actions d’une place ou d’un marché. Des travaux ont en effet permis d’établir que les variations au jour le jour de nombre d’indices boursiers, mais également leurs évolutions sur des périodes successives d’égales durées, comprises entre dix-huit mois et cinq ans, révélaient de telles corrélations (pour plus de détails, cf. la présentation à vocation synthétique de De Bondt & Thaler [1992])..