2.3.2. Les constats expérimentaux de Camerer

C’est une démarche bien distincte, mais néanmoins convergente, que retient Colin Camerer afin de faire valoir l’impact potentiel des biais inhérents aux jugements probabilistes sur la teneur des résultats de marché -prix et allocations. L’auteur recourt, en effet, à la technique des ’marchés expérimentaux’, forgée dans le sillage de la célèbre contribution de Smith [1962]. Camerer [1987, 1990 ; 1995, pp. 605-8] rapporte une série d’expériences visant à éclairer les processus par lesquels les investisseurs pourraient réviser leurs croyances probabilistes. Face à la perspective bayésienne, l’auteur met en avant l’incidence potentielle de l’heuristique de représentativité. Dans le cadre de ces expériences, Camerer met en présence deux groupes de traders, composé chacun de quatre à cinq individus. Tous disposent d’une ligne de crédit importante et de deux unités d’un même titre, porteur d’un dividende dont le montant est fonction de la réalisation d’un état du monde incertain. Ainsi, pour illustrer notre propos, si l’état X se réalise, les traders du type 1 reçoivent 500 unités monétaires, contre 350 pour les traders du type 2 ; si l’état Y se réalise, les dividendes perçus par chacun des membres de ces deux groupes se montent, respectivement, à 300 et 650 unités. Les états X et Y se voient affectés une probabilité de réalisation a priori dont les différents sujets-traders ont parfaite connaissance.

Chacune des expériences rapportées se compose d’un nombre important de phases d’échange, d’une durée de quelques minutes, prenant la forme d’enchères orales bilatérales (’double-oral auctions’). De l’existence de configurations de paiements contingentes distinctes résulte, dans le cadre de ces expériences, la perspective d’échanges de titres fructueux. En effet, le groupe dont l’espérance de gain se révèle la plus élevée, compte tenu des paramètres en vigueur, a intérêt à acquérir les titres détenus par les membres du second groupe. Au terme du processus d’enchères, le niveau des prix converge très généralement, sur les marchés expérimentaux, vers le prix d’équilibre concurrentiel, soit, ici, l’espérance de dividendes la plus importante. Néanmoins, a-t-on dit, il s’agit pour Camerer d’apprécier la nature des mécanismes qui président à la dynamique des croyances probabilistes. Aussi l’auteur se propose-t-il d’introduire, en amont de chacune des phases d’échange, un élément d’information susceptible de permettre aux différents sujets de réviser les probabilités affectées, a priori, aux états X et Y. C’est alors au vu des prix pratiqués, ainsi que de la nature des échanges réalisés, que Camerer se voit en mesure d’inférer les modalités par lesquelles les sujets semblent procéder à la révision des probabilités disponibles. Comment donc l’auteur parvient-il à créer les conditions expérimentales adéquates ?

Le cadre retenu par Camerer, s’inspirant du travail de Grether [1980], met en jeu un double processus de tirage au sort. Préalablement à toute phase d’échange, les expérimentateurs procèdent à un premier tirage afin de déterminer l’état du monde pertinent. Une première urne, contenant 6 boules symbolisant l’état X et 4 l’état Y, permet ainsi de donner un contenu tangible à la perspective de probabilités a priori d’une valeur de 0.6 pour l’état X et 0.4 pour l’état Y. Conformément aux indications rapportées ci-dessus, les sujets-traders n’ont pas connaissance du résultat de ce tirage, dont ils peuvent se convaincre, néanmoins, du caractère aléatoire. Un second tirage est l’occasion, pour l’expérimentateur, de donner aux sujets un indice susceptible de leur permettre de réviser les probabilités a priori dont ils disposent. En effet, ceux-ci sont instruits de la procédure qui suit : si X s’est réalisé, l’expérimentateur procède à un tirage avec remise de trois boules dans une urne X contenant une boule rouge et deux boules noires ; si Y s’est réalisé, le tirage s’effectue, toutes choses égales par ailleurs, dans une urne Y contenant deux boules rouges et une boule noire. C’est du résultat de ce second tirage dont les sujets sont exclusivement informés.

Ainsi, il est théoriquement permis aux différents sujets-traders de calculer, par application de la règle de Bayes, la probabilité a posteriori que l’état pertinent soit X ou Y. Un sujet rationnel devrait donc déterminer l’espérance de gains correspondant aux titres dont il dispose et, au-delà, arrêter sa stratégie d’achat-vente, sur la base de ce calcul de probabilité. L’heuristique de représentativité conduit néanmoins à suggérer que les probabilités conditionnelles p (X/une rouge-deux noires) et p (Y/deux rouges-une noire) seront systématiquement surestimées, car impliquant des tirages aléatoires distinctement ’représentatifs’, respectivement, des urnes (et, ce faisant, des états) X et Y. Ces biais prévisibles dans le jugement probabiliste des sujets-traders devraient entraîner, au cours de la phase d’échange, l’émergence d’un niveau de prix d’équilibre supérieur au niveau qui résulterait si les sujets-traders se révélaient être des maximisateurs d’utilité espérée bayésiens neutres vis-à-vis du risque. De même l’allocation des titres -leur répartition au terme de la phase d’échange selon le type des sujets-traders- pourrait-elle être perturbée.

Afin de distiller la teneur des conclusions suggérées par Camerer, il peut être utile d’illustrer synthétiquement les prédictions comparées des conceptions du jugement probabiliste ici contrastées. Si l’on retient les paramètres proposés ci-après, tels donc que l’on a :

Etats du monde

Traders
X
(p = 0.6)
Y
(p = 0.4)
Type 1 500 200
type 2 350 650

les configurations de prix et d’allocations d’équilibres sont alors les suivantes :

Nature du tirage (nombre de boules rouges) 0 1 2 3
p (X / tirage) 0.923 0.750 0.429 0.158
Gains espérés des traders de type 1 477 425 329 247
Gains espérés des traders de type 2 373 425 521 603
Prix d’équilibre bayésien ≅ 477 425 521 ≅ 603
Allocation d’équilibre bayésien (en % des titres : type 1/type 2) 100-0 50-50 0-100 0-100
Prix d’’équilibre de représentativité’ ≅ 477 > ; 425 > ; 521 ≅ 603
Allocation d’’équilibre de représentativité’ (en % des titres : type 1/type 2) 100-0 100-0 0-100 0-100

Au vu de la classe des prédictions -en gras dans notre tableau- pour lesquelles conception bayésienne et approche psycho-comportementaliste divergent, les expériences conduites par Camerer mettent clairement en évidence l’impact potentiel des ’effets de représentativité’. Ainsi, les prix et les allocations d’équilibre connaissent-ils, à travers la diversité des paramètres retenus, bien des distorsions dont la nature précise semble signaler l’occurrence de jugements de probabilité biaisés dans le sens des prédictions qu’autorisent les analyses de Kahneman et Tversky. La portée de la démarche adoptée par Camerer peut, certes, paraître sujette à caution. On ne saurait cacher notre relatif scepticisme quant aux conclusions que l’on est en droit de tirer, pour le fonctionnement écologique des marchés financiers, de ces expériences qui s’attachent à simuler des processus macro-sociaux. Les membres de la tradition comportementaliste n’en restent pas moins convaincus de l’intérêt de la technique des ’marchés expérimentaux’. Il paraît clair, quoi qu’il en soit, que si les théoriciens standards se révèlent disposés à mobiliser les conclusions d’un Vernon Smith afin de faire valoir la qualité des prédictions que semble autoriser le modèle d’équilibre concurrentiel, il leur faudra aussi, alors, considérer les arguments d’un Camerer. Tout comme Thaler et De Bondt, ce dernier suggère que les biais qui affectent le jugement probabiliste pourraient bien donner lieu à un certain degré d’inefficience et/ou d’irrationalité des marchés financiers et, de façon plus générale, entacher l’ensemble des résultats de marché.