1.1. La thèse du satisficing : une formulation générique

La ’thèse du satisficing’ est au coeur de l’approche comportementaliste de la décision. Dans l’expression générique que nous lui donnerons ici, cette thèse recouvre l’idée selon laquelle la finalité du processus de décision serait fréquemment, pour le décideur, non d’obtenir un résultat optimal, mais de sélectionner une solution ou une réponse ’satisfaisante’. Simon lui-même a souvent eu recours à une interprétation plus large de sa thèse du satisficing. C’est ainsi qu’il a pu se déclarer enclin à tenir pour un cas de ’satisficing’ toute décision qui ne constituerait pas une réponse ’objectivement optimale’ à la situation-problème rencontrée.367 Langlois [1986b] retient une interprétation du concept de ’satisficing’ peut-être plus extensive encore. Pour notre part nous considérerons, de façon donc beaucoup plus spécifique, que ‘la thèse du satisficing, en tant qu’assertion générale relative aux motivations individuelles, se donne à lire dans la classe des modèles, des positions qui voient le décideur s’assigner expressément pour objectif, non d’optimiser, mais de trouver une solution suffisamment bonne, satisfaisante, acceptable ou encore confortable’.

Ainsi, il ne s’agit pas pour les auteurs comportementalistes de nier, avec la thèse du satisficing, que le décideur puisse être motivé en diverses occasions par le souci d’optimiser, ni même d’affirmer qu’il ne parvienne jamais à un tel résultat. A l’évidence, les situations-problème ne manquent pas qui, du fait de leur simplicité relative, autorisent la flexibilité motivationnelle et donnent prise, ce faisant, à l’hypothèse de rationalité (Simon [1976, p. 132], March [1994, pp. 18-23]). Mais, poursuivent les auteurs comportementalistes, à mesure que s’accroît le degré de complexité des situations envisagées, l’examen général des vecteurs motivationnels du comportement voit fatalement se substituer le méta-objectif de ’satisfaction’ à celui d’’optimisation’, la rigidité à la flexibilité. Une perspective graduelle qui amène d’ailleurs March [1994, pp. 18-23] à suggérer que nombre de décisions résulteraient, en quelque sorte, d’un amalgame de procédures ’optimisatrices’ et de procédures ’satisfactrices’ (le décideur s’assignant pour objectif d’optimiser certains aspects de la situation-problème considérée, d’autres demeurant soumis aux mécanismes du satisficing). Aussi le caractère proéminent de la thèse du satisficing peut-il apparaître, au vu de ces positions nuancées du comportementaliste368, comme le reflet de la propension du théoricien standard à nier que le souci, la volonté ou encore le désir d’optimiser puissent jamais céder le pas369, à nier que la flexibilité motivationnelle puisse n’être que limitée plutôt que maximale.

Paru en 1955, l’article de Simon ’A behavioral model of rational choice’ recèle, bien sûr, la formulation la plus connue de la thèse du satisficing.370 Dans l’acception générique que nous lui conférons ici, néanmoins, cette thèse ne saurait être réduite ni au contenu du dit article, ni même à l’apport de Simon pris dans son ensemble. C’est que la contribution simonienne tire son inspiration de représentations psychologiques depuis longtemps bien établies. De même la thèse du satisficing pouvait-elle déjà trouver à s’exprimer dans le cadre de quelques contributions économiques antérieures à la parution du ’Behavioral model’. Ainsi Gordon [1948, p. 271] et, avec plus d’insistance encore, Katona [1951, pp. 91-3, 98, 121, 201-3] font-ils expressément référence, dans des contextes particuliers, à la quête de résultats satisfaisants comme motivation effective du processus de décision. Il est par ailleurs des contributions qui, de Cyert & March [1963] à Leibenstein [1976], donnent une interprétation originale de la thèse du satisficing. On ne cherche pas ici à minorer, loin s’en faut, l’apport de Simon. L’auteur a le mérite, en tout premier lieu, d’avoir érigé une perspective qui certes pré-existait en véritable théorie générale de la décision. De surcroît, nul autre que Simon n’a soutenu avec autant d’insistance et d’éloquence la thèse du satisficing. La ’banalisation’ de cette thèse est cependant l’occasion de souligner l’unité des lectures comportementalistes en matière de motivation individuelle. En effet, ‘pour autant que l’on s’accorde à ne pas réduire la thèse du satisficing à la seule perspective simonienne, cette thèse se révèle distinctement comme une composante du patrimoine collectif des auteurs comportementalistes’ .

La thèse du satisficing est, au sein du courant comportementaliste, communément associée au concept de ’seuil’ ou de ’niveau d’aspiration’ (’level of aspiration’). Directement issu des travaux menés en psychologie371, ce concept joue dans le domaine des vecteurs motivationnels du comportement un rôle fondamental. Pour les psychologues, la finalité d’un grand nombre de comportements372 s’exprimerait sous la forme de seuils ou de niveaux d’aspiration que se propose l’individu. Celui-ci est ainsi censé mettre fin à son activité ou, tout au moins relâcher son effort, dès lors qu’il est parvenu à identifier ou produire un comportement lui permettant d’atteindre un niveau de résultat qui égale ou excède le niveau prescrit par le seuil d’aspiration qu’il s’est fixé. Aussi ce seuil, dans la mesure où il paraît stopper l’élan de l’acteur, introduit-il la rigidité au coeur des vecteurs motivationnels du comportement. Il ressort encore des travaux du psychologue que les seuils d’aspiration viennent établir une démarcation entre la classe des résultats satisfaisants, d’une part, et celle des résultats non-satisfaisants, d’autre part. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que les auteurs comportementalistes en soient venus, souvent, à adosser leurs critiques du présupposé de flexibilité motivationnelle maximale, ainsi que leurs présentations de la thèse du satisficing, aux travaux psychologiques relatifs aux seuils d’aspiration.

Notes
367.

Cf. notamment Simon [1976, pp. 139-40 ; 1981, p. 36].

368.

Même si, il faut le remarquer, la suggestion de March [1994] -laquelle invite à penser le doublet satisficing/optimizing comme instaurant un continuum plutôt qu’une alternative- n’en demeure pas moins dommageable pour la prémisse de flexibilité motivationnelle maximale, ou généralisée. L’image est connue, si une goûte de vin dans un verre de vinaigre ne change pas le vinaigre en vin, une goûte de vinaigre suffit à muer le bon vin en vinaigre...

369.

De façon plus large, la thèse du satisficing fonde la position comportementaliste qui voit dans nombre de comportements humains, qu’ils soient ou non la résultante directe d’un véritable processus de décision, l’expression d’un principe de ’satiabilité’ (cf. Ch 6, § 1.2.3., infra).

370.

Le terme ’satisficing’, rappelons-le, n’apparaît qu’en 1956, avec l’article ’Rational choice and the structure of the environment’ (Simon [1956]). Simon [1972, p. 168] indique avoir emprunté le terme ’satisficing’ à l’ancien écossais.

371.

Lewin et al. [1944] offrant une synthèse qui fait encore autorité.

372.

Il convient ici de préciser que la mobilisation du concept de seuil ou de niveau d’aspiration n’est pas toujours pertinente. Les ’comportements peu sophistiqués’ -dont, précisément, la catégorie des décisions ne ressort pas- gagnent ainsi rarement à se voir éclairés à la lumière de pareils concepts. Afin de ne pas alourdir notre présentation, ce point restera néanmoins implicite.