1.2.1. Principes fondateurs

Les réflexions des psychologues relatives aux seuils d’aspiration partent donc du constat suivant : dans un grand nombre de situations, les objectifs du comportement individuel revêtent la forme, concrète, d’un niveau déterminé de résultat ou de performance sur lequel se focalise l’énergie motivationnelle de l’acteur. L’émergence de ces ’seuils d’aspiration’ est ainsi l’occasion de donner un véritable contenu opérationnel aux objectifs du comportement individuel. C’est notamment parce qu’ils confèrent, contrairement au niveau de résultat ’optimal’, un contenu tangible aux objectifs individuels que les seuils d’aspiration s’érigent en réalité motivationnelle incontournable (cf. Katona [1951, p. 91]). Les travaux des psychologues ont d’abord permis de mettre à jour les mécanismes qui président à la conversion des objectifs généraux du comportement, tels que le désir de réaliser une ’bonne performance’, en seuils d’aspiration relativement bien spécifiés, si ce n’est toujours quantifiés. Ces travaux font ainsi valoir que le contenu spécifique du seuil d’aspiration que se fixe un individu dans une situation-problème donnée est une fonction : 1) des résultats obtenus par lui antérieurement face à des situations-problème jugées similaires, et/ou 2) des résultats obtenus, dans des configurations similaires, par les membres de son ’groupe de référence actif’. Dans un cas, comme dans l’autre, c’est une logique de comparaison qui se trouve à l’oeuvre.

Le premier type de comparaison n’est guère problématique. L’individu sonde sa mémoire, mobilise son expérience afin de déterminer le niveau d’objectif qu’il convient d’adopter face à une configuration-problème déjà rencontrée. Le seuil d’aspiration retenu se voit alors généralement défini sur la base de la valeur moyenne des résultats ou des performances passés. Le cas de figure le plus fréquent conduit le sujet à retenir un seuil d’aspiration légèrement supérieur au niveau qu’établit cette valeur moyenne. L’objectif du moment reflète, de la sorte, l’historique des expériences passées. Le second type de comparaison implique une appréhension du concept psychosociologique de ’groupe de référence’. En bref, le groupe de référence d’un individu donné se constitue de la classe des individus aux comportements desquels celui-ci, plus ou moins consciemment, se conforme ou entend se conformer. Le plus souvent, cette classe regroupe des individus que le sujet social perçoit, à un titre ou à un autre, comme relativement semblables à lui-même. A l’instar du ’rôle’ (au sens psychosociologique du terme) que tient un individu en un moment donné, son groupe de référence est un produit du contexte social ou de la situation-problème qui prévaut. Le plus souvent, donc, l’individu spécifiera son objectif à la lumière des résultats obtenus, dans des configurations jugées similaires, par des individus perçus comme similaires. Là encore, le niveau de résultat ou de performance moyen, établi cette fois par les membres du groupe de référence, agit comme un point d’ancrage du processus qui assure la détermination du seuil d’aspiration de l’individu considéré.

A titre d’exemple, dans le cas du paradigme expérimental que semblent ici offrir aux psychologues les activités ludiques373, le niveau de performance visé par un joueur quelconque se voit communément déterminé à l’aune des résultats obtenus par lui dans le passé, mais aussi (au moins à court terme) par le niveau de performance de ces participants qui relèvent de son groupe de référence pertinent, à savoir : par les membres du groupe de niveau auquel il appartient.374 De même, dans le domaine économique, Leibenstein [1950, 1976] fait valoir que le prix auquel un consommateur se révèle disposé à payer un bien de consommation relativement courante est une fonction du prix déboursé dans le passé et/ou du prix que les membres du groupe de référence dont il relève, ceux-là en général qui appartiennent à la même classe sociale que lui, seraient disposés à payer. Katona [1951, pp. 201-3], Cyert & March [1963], Nelson & Winter [1982] suggèrent encore que le niveau de profit recherché par une entreprise donnée est une fonction du niveau de ses performances passées, mais aussi du niveau de profit réalisé par le ’groupe d’entreprises de référence’, à savoir : la classe de ses concurrents.375

Au vu de ces considérations et illustrations relatives aux modalités par lesquelles se fixent les seuils d’aspiration, il paraît manifeste que les enseignements de la psychologie ne se contentent pas, en ces domaines, de mettre en doute a priori la seule validité de l’hypothèse de rationalité. L’hypothèse d’asocialité376, cet autre pôle constitutif du spectre de l’homo oeconomicus, ne ressort pas en effet indemne de ces développements ; car si les seuils d’aspiration introduisent bien la rigidité au coeur des vecteurs motivationnels du comportement, ils contribuent également à les pétrir d’un référentiel social prégnant. Loin d’être en proie à l’anomie motivationnelle, l’acteur voit ses objectifs orientés par une forme d’interdépendance réactive qui le conduit incessamment à se comparer à ses semblables. La psychologie des seuils d’aspiration, il fallait en passant le souligner, offre donc comme un pont entre la critique comportementaliste de l’hypothèse de rationalité, d’une part, et de l’hypothèse d’asocialité, d’autre part. Nous aurons l’occasion, plus loin, de mettre à jour un second point de contact entre ces deux critiques ; un second pont qui, cette fois, surgit de l’examen des limites inhérentes à la flexibilité cognitive de l’acteur.377

En même temps qu’ils révèlent les modalités par lesquelles les seuils d’aspiration se voient déterminés, les travaux des psychologues apportent différentes précisions quant aux mécanismes qui assurent leur évolution. Celle-ci repose sur la conjugaison de deux grands principes. Il ressort ainsi que les seuils d’aspiration : 1) sont revus à la hausse lorsqu’ils sont atteints, 2) sont revus à la baisse lorsqu’ils ne peuvent être atteints. En somme, le succès conduirait à accroître les seuils d’aspiration, quand l’échec contribuerait à les déprécier (Lewin et al. [1944]). De façon plus précise, il est possible d’affirmer, à la suite de March [1994, p. 29], que la compatibilité entre seuils d’aspiration et niveaux effectif des résultats est communément garantie par l’opération d’un double mécanisme.378 Si l’évolution du seuil d’aspiration, à moyen-long terme, oeuvre en faveur d’une telle compatibilité, à court terme c’est le degré d’effort que l’acteur consacre à sa tâche qui constitue le vecteur privilégié de l’ajustement entre seuil d’aspiration et niveau de réalisation effectif. Avant donc de se résoudre à réviser à la baisse son seuil d’aspiration, l’acteur s’attachera d’abord à intensifier son effort. Dans le contexte des éclairages comportementalistes de la décision individuelle, la modulation du degré d’effort semble devoir transiter par le truchement du niveau d’investissement que le décideur retient de consacrer à la phase délibératoire qui précède le choix final. L’étendue et l’intensité de l’activité de recherche (’search’) que déploie le décideur apparaissent en fait, dans la perspective comportementaliste, comme les principaux leviers de cet investissement pré-décisionnel.

Notes
373.

Cf. Lewin et al. [1944], Starbuck [1963]. Le jeu de fléchettes apparaît comme un ’grand classique’.

374.

Il apparaît ainsi que le seuil d’aspiration d’un débutant sera davantage influencé par les résultats obtenus par d’autres débutants que par les scores réalisés par des joueurs expérimentés.

375.

On pourrait se surprendre de trouver, ici et ailleurs, des références aux comportements de la firme dans un travail dont la substance entend reposer, a priori, sur l’examen des seuls comportements individuels. C’est qu’en vérité -comme le signalent Nelson & Winter [1982, p. 91]- les réactions de la firme se voient communément rapprochées des ajustements opérés par des individus, au premier rang desquels ont retrouve le propriétaire ou le manageur...

376.

Cf. Ch 2, § 1.2.3., supra.

377.

Cf. Ch 6, § 1.1.2., infra.

378.

Un point que Simon [1955, p. 112] faisait déjà valoir.