1.2.2. Seuils d’aspiration et points de référence

L’analyse psychologique a donc permis de mettre à jour les mécanismes qui assurent la détermination et l’évolution des seuils d’aspiration. Il faut le remarquer, les psychologues n’ont guère eu (à l’origine) le souci d’intégrer les données expérimentales relatives aux seuils d’aspiration dans le cadre de véritables théories de la décision. Dans la perspective psychologique, l’analyse des seuils d’aspiration fut avant tout l’occasion d’un examen attentif des déterminants de la satisfaction ou de l’utilité individuelle.379 A cet égard, les psychologues ont suggéré que le seuil d’aspiration établissait un degré zéro de la satisfaction. Ainsi, il apparaît que l’utilité que retire l’acteur de tel ou tel comportement est positive ou négative selon que le résultat obtenu excède ou non le seuil d’aspiration que celui-ci s’est assigné. En d’autres termes, le seuil d’aspiration établit une partition entre l’espace des gains (relatifs), d’une part, et l’espace des pertes (relatives), d’autre part. C’est à ce titre qu’il constitue le point d’ancrage central de bien des processus motivationnels.

Cette dernière formulation ne va pas sans rappeler, bien sûr, la présentation de la fonction de valeur de Kahneman et Tversky, menée à l’occasion de notre chapitre 3. Au demeurant, certains auteurs, à l’instar de Hogarth [1987, p. 99] ou de March [1988, 1994], n’hésitent pas à souligner la parenté conceptuelle qui unit ’seuils d’aspiration’ et ’points de référence’. Malheureusement, les réflexions visant à apprécier le degré de cette parenté n’en sont qu’à leurs balbutiements. A notre sens, il paraît acquis que les deux concepts ne se recouvrent pas systématiquement. On admet, en particulier, que le point de référence est souvent le statu quo, alors même que précisément le seuil d’aspiration doit s’incarner, pour ainsi dire par nature, dans une grandeur qui lui serait communément supérieure. Bien qu’une telle assertion soit largement spéculative, il nous semble en fait que si le point de référence n’est pas nécessairement, ni peut-être généralement, un seuil d’aspiration, tout seuil d’aspiration constitue un véritable point de référence des jugements évaluatifs du décideur.

Quoi qu’il en soit, dans la mesure où points de référence et seuils d’aspiration semblent bien, çà et là, recouvrir une seule et même réalité, la fonction de valeur de Kahneman et Tversky doit être perçue comme s’inscrivant dans le prolongement des réflexions relatives à la satisfaction individuelle issues des premiers travaux sur les seuils d’aspiration. Elle permet, en particulier, de préciser les modalités qui président à l’évolution de cette satisfaction, ou de cette utilité, à mesure que l’on s’éloigne du seuil d’aspiration. Ce n’est pas à dire que de telles précisions soient résolument absentes du travail de synthèse, par exemple, de Lewin et al. [1944]. Mais il est vrai néanmoins que les contributions originelles à la psychologie des seuils d’aspiration se contentaient, assez largement, d’envisager ceux-ci comme établissant une simple dichotomie entre la classe des performances menant au succès, d’un côté, à l’échec, de l’autre. Les travaux de Kahneman et Tversky se distinguent, par ailleurs, en ce qu’ils insèrent les points de référence et, le cas échéant, les seuils d’aspiration, dans le cadre d’une véritable théorie de la décision individuelle.

Notes
379.

En fait, Lewin et al. [1944, p. 356 et suiv.] suggèrent bien un modèle de décision. Celui-ci n’a cependant pas pour objet d’exploiter les propriétés des seuils d’aspiration, mais de rendre compte du processus de pensée par lequel le sujet en vient à déterminer le niveau de son seuil d’aspiration. L’hypothèse retenue par les auteurs les conduit à avancer que le sujet choisit son seuil d’aspiration de façon à rendre maximale sa valeur (son utilité) espérée. Une perspective qui ne va pas sans évoquer le modèle de ’comptabilité mentale hédoniste’ suggéré par Thaler et Johnson (cf. Ch 3, § 1.3.2. & 1.4.3., supra.)..