1.3.1. La place des seuils d’aspiration dans les travaux de Katona

Des travaux de Lewin aux apports de Kahneman et Tversky, l’analyse psychologique des seuils d’aspiration constitue un arrière-plan essentiel du regard que porte le comportementaliste sur la catégorie des vecteurs motivationnels du comportement. Dans son expression traditionnelle, cet héritage psychologique se trouve en particulier, a-t-on dit, au coeur de bien des formulations comportementalistes de la thèse du satisficing. C’est ainsi à l’occasion de sa présentation de l’article de Lewin et al. [1944] que Katona [1951] introduit cette thèse. A l’instar du cadre expérimental, constate l’auteur, les conditions écologiques de la décision laisseraient apparaître, au moins conceptuellement, trois niveaux de performance distincts, à savoir : 1) le niveau ’idéal’ (optimal) de performance, 2) le niveau atteint, dans le passé, par le sujet envisagé, et 3) le niveau d’aspiration que celui-ci retient. Katona poursuit alors : ’‘In many kinds of goal-striving behavior it is not possible to say what the ideal is. Such a level has, then, no psychological reality. But the other two levels can be distinguished in almost all instances’’ (Katona [1951, p. 91], nous avons ajouté les italiques). Bien que de façon essentiellement implicite, l’auteur rejette ce faisant la perspective d’une flexibilité motivationnelle maximale, pourtant a priori indispensable à la manifestation des vertus descriptives de l’hypothèse de rationalité. Contre la prémisse standard, il opte pour une position qui mène, par le truchement du concept de seuil d’aspiration, à l’idée que la finalité du comportement individuel consisterait en une quête de résultats satisfaisants.

Si la thèse du satisficing se donne effectivement à lire dans les travaux de Katona, l’utilisation qu’il en fait semble toutefois assez largement instrumentale. Ainsi ne constitue-t-elle qu’un maillon dans le raisonnement de l’auteur, et non un objet d’analyse en soi. Le propos de Katona n’est, au demeurant, que faiblement polémique : le caractère a priori antagonique des appréhensions de la motivation issues de la théorie psychologique, d’une part, et de l’analyse économique standard, d’autre part, n’est guère plus qu’évoqué. De plus, Katona ne s’efforce pas d’intégrer l’analyse psychologique des seuils d’aspiration dans le cadre d’une véritable théorie de la décision individuelle. L’approche en termes de seuils d’aspiration est avant tout, dans l’esprit de l’auteur, l’occasion d’asseoir sa théorie de la consommation. Pour Katona [1951, 1960, 1964], il résulte de l’enseignement des psychologues qu’il ne saurait guère y avoir de limites aux aspirations du consommateur. La dynamique des seuils d’aspiration entraîne ce dernier dans un processus de révision à la hausse du niveau de consommation minimal susceptible de lui assurer une existence jugée confortable (satisfaisante). En écartant ainsi, à moyen-long terme, le spectre d’une saturation des besoins, l’approche par les seuils d’aspiration rend possible l’émergence d’une société de consommation de masse qui confère, selon l’auteur, une place durable et centrale au consommateur. Dans la mesure où les arbitrages du consommateur ne sauraient être totalement anticipés par le biais d’une étude agrégée portant sur l’évolution des revenus (ou de toute autre variable ainsi réifiée), c’est l’intérêt même d’une analyse psychologique du consommateur qui se voit légitimé.