1.3.2. La thèse simonienne du satisficing

Ce n’est donc qu’avec la contribution de Simon [1955] que l’analyse psychologique des seuils d’aspiration se voit, pour la première fois, replacée dans le cadre d’une théorie générale de la décision susceptible de constituer une alternative à la représentation standard. Dans son article pionnier, Simon dépeint le processus de décision comme une entreprise tournée vers la découverte d’une option jugée satisfaisante. Le décideur est censé examiner les différentes options de façon séquentielle et retenir celle qui excède, la première, le seuil d’aspiration courant. Nul besoin donc de supposer, à l’instar de la représentation dominante, que le décideur examine l’intégralité des options existantes avant d’arrêter son choix. Pas davantage est-il nécessaire de supposer que ce dernier passe chaque option au crible d’une fonction d’utilité détaillée, puisque pourvue, qu’elle soit ordinale ou cardinale, d’une infinité de valeurs potentielles. Corollaire de cette (double) simplification de la tâche cognitive, le décideur simonien n’est en aucune façon assuré de retenir l’option optimale.

Telle est, en somme, l’essence de la thèse simonienne du satisficing. A l’occasion de contributions ultérieures380, Simon a pu suggérer, çà et là, quelques extensions de sa représentation originelle. On se contentera ici de signaler deux de ces propositions.381 D’abord, l’auteur a indiqué que le modèle de 1955 pouvait être aménagé de sorte à rendre compte du caractère souvent éclaté du processus d’évaluation. Il est possible à cette fin d’envisager la mobilisation, non pas d’un, mais de plusieurs seuils d’aspiration : autant que de dimensions-critère retenues. Dans le cadre de tels modèles multicritères, est sélectionnée la première option dont la valeur excède, pour chacune des dimensions évaluatives considérées, le seuil d’aspiration courant.382 L’auteur a indiqué, ensuite, que son modèle originel du satisficing pouvait être étendu afin de prendre acte de l’incertitude. Peu enclin à recourir aux représentations probabilistes, Simon a suggéré que le décideur, confronté à l’incertitude, détermine un seuil d’aspiration et retient la première option dont le résultat prévisible, quels que soient les états du monde envisageables, excède le niveau. On remarquera en passant que la procédure ainsi décrite par Simon est équivalente, à seuil d’aspiration inchangé et pour la classe d’options considérée, à une stratégie de type maximin.

Des ambiguïtés pourtant demeurent dans la représentation simonienne de la thèse du satisficing. Nous avons à l’esprit, en particulier, deux difficultés relatives aux modalités qui président à la détermination et à l’évolution des seuils d’aspiration. Sur ces questions, Simon en est resté pour l’essentiel aux indications héritées de l’analyse psychologique des seuils d’aspiration. Or, cette analyse, issue de l’examen expérimental des performances du sujet confronté à diverses tâches souvent ludiques, ne peut être convertie en véritable théorie de la décision qu’au prix d’un certain nombre de précisions que les écrits de Simon ne semblent pas clairement apporter. Pour les besoins de notre argument, nous proposons de distinguer les événements intra-décisionnels, des événements inter-décisionnels. Si C est une classe de décisions de même nature, et c1, c2... cn des éléments de cette classe, nous considérerons ainsi : 1) que les événements ’intra-décisionnels’ concernent un c donné, 2) que les événements ’inter-décisionnels’ impliquent une série de décisions cn, cn+1... cn+p.

La première difficulté que l’on souhaite ici évoquer réside dans le fait que Simon ne discute pas suffisamment la question de savoir si les évolutions du seuil d’aspiration, telles qu’il les envisage, s’effectuent sur une base intra- ou inter-décisionnelle. L’auteur semble privilégier une interprétation asymétrique, en vertu de laquelle les ajustements à la baisse du seuil d’aspiration renverraient à un cadre intra-décisionnel, et les ajustement à la hausse à un cadre inter-décisionnel. Le premier type d’ajustements n’est guère problématique. Le décideur ayant retenu, à l’origine, un seuil d’aspiration trop élevé poursuit sa recherche sur la base d’un seuil corrigé à la baisse, et n’arrête sa décision que lorsque ce processus de révision lui permet de trouver une solution satisfaisante.383 La difficulté surgit ici du second type d’ajustements, à la hausse, censé quant à lui intervenir dans un cadre inter-décisionnel. D’abord le cadre inter-décisionnel peut tout simplement ne pas avoir de pertinence économique. Un nombre non négligeable de décisions (économiques) d’importance présentent, en effet, un caractère proprement unique. Ensuite (et surtout), la position de Simon en matière de révision à la hausse des seuils d’aspiration implique qu’un décideur retienne invariablement la première option jugée satisfaisante, quand bien même elle serait aussi la première option examinée. Cette perspective nous paraît en fait improbable.384 Il doit exister, croyons-nous, des ajustements à la hausse du seuil d’aspiration intervenant, de façon brutale, dans un contexte intra-décisionnel. Ainsi, le décideur qui rencontrerait trop facilement une solution satisfaisante serait-il conduit à réviser instantanément à la hausse son seuil d’aspiration et à poursuivre sa recherche sur cette nouvelle base. Certes, Simon en est conscient, les cas pour lesquels le seuil d’aspiration se révèle manifestement trop bas constituent l’exception plutôt que la règle. Il n’en reste pas moins que cette négligence de l’auteur a pu conduire certains économistes à estimer que le ’satisficer’ simonien était une créature bien peu ambitieuse et, en définitive, résolument irrationnelle.

La seconde difficulté concerne les seuls processus intra-décisionnels. Simon n’a en effet jamais vraiment discuté le point suivant : lors d’une révision à la baisse du seuil d’aspiration, les options rejetées par le passé, sur la base d’un seuil alors supérieur, sont-elles ou non réexaminées à l’aune du nouveau seuil ? Si tel n’était pas le cas, il serait possible que l’option finalement retenue ne soit ni la meilleure option parmi toutes celles envisageables, ni même la meilleure parmi toutes celles envisagées. Simon semble privilégier le point de vue selon lequel les options déjà rejetées le sont définitivement. D’autres auteurs comportementalistes, à l’instar de Hogarth [1987, pp. 65-66], ont fait valoir que la réponse à notre interrogation dépend du problème considéré.385 Dans le cas d’une recherche d’emploi, la position de Simon semble relativement bien fondée. Elle l’est moins lorsqu’il s’agit de rendre compte des exigences en termes de prix d’un consommateur confronté à un projet d’achat de type électronique grand public.

Notes
380.

Cf. March & Simon [1958], Simon [1957, 1959, 1963a, 1987b].

381.

Nous ne nous livrerons pas ici à une présentation détaillée de la contribution de Simon, que l’on suppose déjà bien connue. Cette contribution a fait, en particulier, l’objet de nombreuses présentations, dont celles de Mongin [1984, 1988] ou de Quinet [1992, 1994], pour ne retenir que des références de langue française. Par ailleurs, le modèle simonien du satisficing a été déjà implicitement examiné à l’occasion de notre présentation des travaux psychologiques relatifs aux seuils d’aspiration, auxquels Simon emprunte abondamment.

382.

Cf. Ch 3, §1.2., supra.

383.

Les travaux des psychologues, ainsi que le rappelle Simon [1959, p. 263], suggèrent qu’une baisse trop importante du seuil d’aspiration peut engendrer des frustrations et autres réactions ’émotionnelles’ qui, dans certains cas extrêmes, peuvent aller jusqu’à paralyser le processus de décision.

384.

Hogarth [1987, p. 66] émet également des réserves en la matière.

385.

Un point que Simon n’aurait sans doute pas contesté...