1.3.3. L’héritage simonien

L’influence du modèle simonien du satisficing sur les représentations comportementalistes de la décision et, au-delà, du comportement a été considérable. Tout particulièrement évident nous paraît être l’impact des positions de Simon au sein de l’’école Carnegie’. ‘C’est qu’en incorporant dans le cadre d’un modèle formel et de portée générale l’essence des travaux menés en psychologie sur les seuils d’aspiration, les réflexions de Simon sont venues donner un contenu relativement précis à la thèse (générique) du satisficing et, ce faisant, à une dimension importante de la critique comportementaliste de l’hypothèse de rationalité.’

Ce n’est pas à dire, pour autant, que les héritiers de Simon ne soient pas conscients des limites du modèle simonien du satisficing. March [1994, pp. 18-23] invite ainsi expressément à envisager cette formulation canonique comme une représentation apurée, qu’il convient donc de ne pas nécessairement accepter telle quelle. Au regard des données de l’observation, l’auteur signale en particulier : 1) que les options ne sont pas toujours examinées de façon rigoureusement séquentielle -il arrive que le décideur examine non pas une mais quelques options à la fois (cf. Cyert & March [1963])386-, 2) que le processus de recherche et de décision ne prend pas nécessairement fin dès que la première option satisfaisante est rencontrée : il existe souvent une période de recherche ’in extremis’ qui permet au décideur d’examiner, brièvement, un petit nombre additionnel d’options.

En dépit des marges de latitude et des ambiguïtés que laisse subsister l’interprétation simonienne de la thèse du satisficing, en dépit aussi de l’extrême notoriété dont jouit cette interprétation, celle-ci n’a suscité que peu de prolongements à même de la compléter, sinon de l’amender. Peut-être la seule perspective d’intérêt réside-t-elle dans la contribution de Radner [1975]. Présentons brièvement le propos de cet habile théoricien dont les travaux se situent fréquemment aux interstices du comportementalisme authentique et du pseudo-comportementalisme.

La contribution de Radner, par son souci de formaliser les mécanismes du satisficing, s’inscrit dans la continuité même des préoccupations du Simon des années cinquante.387 Le principal mérite de l’article est de suggérer une endogénéisation formelle des évolutions du seuil d’aspiration. L’auteur situe son argument dans un cadre inter-décisionnel : le décideur considéré est censé, périodiquement, se confronter activement à une même situation-problème. Les diverses ’phases de recherche/décision’, c1, c2... cn, se voient ainsi entrecoupées de ’phases de repos’. Afin d’endogénéiser les évolutions du seuil d’aspiration, Radner [1975] fait l’hypothèse qu’une fois atteint, pour cn, un niveau de performance x, celui-ci devient le seuil d’aspiration de la phase active (de recherche/décision) cn+1. Le décideur est réputé basculer en cn+1, mettant fin à la ’phase de repos’ comprise entre cn et cn+1, par suite d’une dégradation (inexpliquée) du niveau de performance. L’auteur précise par ailleurs qu’une phase active est (ré)enclenchée dès lors que cette dégradation atteint une valeur critique e, le niveau de performance se voyant ramené à x - e. La nouvelle performance, x’, établie au terme de la phase active cn+1, devient alors à son tour le seuil d’aspiration de la phase active cn+2...

La perspective offerte par Radner [1975] s’avère largement compatible avec la figure simonienne et, au-delà, ’carnegienne’, d’un ’satisficer-type’ engagé dans une série de décisions qui conduiraient, périodiquement, à remettre en cause les habitudes ou les routines établies.388 Tout au plus peut-on juger discutable l’hypothèse retenue par l’auteur afin de rendre compte de la réactivation de chacune des phases de recherche. Bien que la perspective d’une dégradation systématique de la performance, une fois atteint un niveau satisfaisant, puisse trouver quelque soutien dans ’la théorie du slack’389, elle ne capture cependant que partiellement les ’faits stylisés’ dont entend rendre compte le modèle simonien du satisficing. Peut-être eut-il été plus conforme aux données issues de la psychologie de supposer que la réactivation des phases de recherche/décision résulterait de la remontée ’naturelle’390 du seuil d’aspiration et/ou de l’occurrence de chocs environnementaux exogènes. Une modification qui n’aurait, en outre, ni contrarié le dessein de l’auteur, ni altéré la substance formelle de son argumentation.

Notes
386.

Un point que Simon [1983, p. 145] reconnaît également.

387.

Des préoccupations dont Simon [1957] illustre parfaitement la teneur.

388.

Cf. Ch 6, § 1., infra.

389.

Cf. ci-après, ce chapitre, § 2.2.1.

390.

Les travaux menés en psychologie suggèrent en effet qu’un décideur confronté à une situation-problème déjà rencontrée aspire spontanément à une performance légèrement supérieure à la performance réalisée par le passé.