1.3.4. La théorie des perspectives aléatoires est-elle compatible avec la thèse du satisficing ?

On voudrait, à ce stade, conclure cette section en soulevant la question de l’articulation entre les réflexions de Simon relatives à la thèse du satisficing, d’une part, et les travaux menés par Kahneman et Tversky, d’autre part. En effet, si la représentation offerte par Simon [1955] se voit largement acceptée au sein du courant comportementaliste, elle a pu sembler remise en cause par l’irruption de la théorie des perspectives aléatoires. On l’a vu, cette dernière approche incorpore une fonction de valeur centrée sur un ’point de référence’ dont la nature s’apparente à un seuil d’aspiration. Deux points pourtant séparent la théorie de la décision suggérée par Kahneman et Tversky des représentations psycho-économiques originelles391 des seuils d’aspiration qui forment le socle de la thèse simonienne du satisficing.

La première source de divergence n’implique en fait que la seule fonction de valeur retenue par Kahneman et Tversky. Ainsi qu’on a pu le signaler, celle-ci présuppose l’existence de jugements évaluatifs d’une grande résolution.392 Au contraire, les processus évaluatifs dont Lewin et al. [1944] et, plus encore, Simon [1955] se font amplement l’écho peuvent apparaître relativement frustes, car peu discriminants. La fonction d’utilité proposée par Simon [1955] n’accepte ainsi, pour l’essentiel, que deux ’valeurs’. Soit le résultat est ’satisfaisant’ (supérieur au seuil d’aspiration courant), soit il est ’insatisfaisant’ (inférieur au seuil d’aspiration courant). En sus de préciser la position d’un résultat par rapport au ’point de référence’ pertinent du processus d’évaluation, la fonction de valeur de Kahneman et Tversky permet d’assigner à chaque niveau de résultat une grandeur, positive ou négative, unique à une transformation linéaire croissante près. On est donc fondé à poser la question suivante : les mécanismes de la motivation individuelle reposent-ils sur des jugements évaluatifs de nature essentiellement ordinale ou dépendent-ils, à un titre ou à un autre, d’appréciations cardinales ?393

La seconde source de divergence peut sembler plus problématique encore. Bien que constituant une alternative à la théorie standard de la maximisation de l’utilité espérée, la théorie des perspectives aléatoires de Kahneman et Tversky n’en demeure pas moins une théorie de la maximisation de la valeur espérée. Dans ces conditions, la question qui s’impose peut paraître encore plus préoccupante : l’analyse de Kahneman et Tversky est-elle incompatible avec la thèse du satisficing (et, en particulier, avec la thèse simonienne du satisficing) ? Une réponse par l’affirmative ne manquerait pas alors, à la lumière notamment des positions d’un Earl [1988a], de poser problème.

Les difficultés ici relevées n’ont été, à notre connaissance, nulle part discutées. Peut-être cela tient-il au fait qu’il existe un moyen relativement simple, sinon forcément pertinent, de rendre globalement compatibles les approches qui s’inscrivent dans l’esprit des contributions de Kahneman et Tversky, d’une part, et de Simon et ses collègues, d’autre part. Il paraît en effet peu contestable que chacune des perspectives en question recouvre un domaine de validité qui lui est propre. Pour le dire brièvement, les travaux de Kahneman et Tversky fondent, essentiellement, une théorie du choix tel qu’il peut s’opérer dans des contextes relativement simples, là où les réflexions de Simon (en particulier) s’attachent à constituer une théorie de la décision telle qu’elle s’effectue dans des contextes marqués par la complexité.

Notre propos repose, à l’évidence, sur l’idée qu’une situation-problème peut être caractérisée comme étant plus ou moins complexe. On pouvait le suggérer en ouvrant ce chapitre, ce n’est pas là une position étrangère aux réflexions comportementalistes. Au demeurant, cette position nous paraît intuitivement acceptable, sans même qu’il soit besoin de discuter à nouveau de la signification du concept de ’complexité’.394 Il suffit aux fins de notre argumentation de concéder qu’un contexte décisionnel doit être d’autant plus complexe, d’une part, que sa structure est moins bien définie et, d’autre part, que l’incertitude y est davantage marquée.395 Or, précisément, Kahneman et Tversky privilégient l’analyse de choix individuels en tant qu’ils interviennent dans le cadre d’options et d’informations probabilistes, quant aux conséquences, données.396 A l’inverse, Simon privilégie l’examen de décisions pour lesquelles les options restent à découvrir (ou à créer) et l’information probabiliste demeure absente. Compte tenu de la diversité des situations-problème respectivement envisagées, il n’est dès lors pas surprenant pour l’auteur comportementaliste de constater une divergence quant aux procédures évaluatives mises en oeuvre.397

L’opération de cette articulation inhérente aux domaines de validité des théories considérées permet donc de les rendre globalement compatibles. Mais cette compatibilité peut également se voir renforcée sur la base des deux constats suivants. Le premier de ces constats nous amène à faire remarquer que si la théorie des perspectives aléatoires repose bien sur une forme de maximisation de la valeur espérée, c’est d’une ’maximisation biaisée’ dont il s’agit.398 Ni l’appréhension subjective de la valeur, ni surtout l’intégration des probabilités, quand même elles sont données, ne respectent les canons de la rationalité standard.399 Il en découle, au regard de la perspective dominante, les aberrations que l’on sait. Quoi qu’il en soit, rappelons que la perspective d’une optimisation effective dans des contextes relativement simples n’est nullement rejetée par les promoteurs du comportementalisme.400 Notre second constat nous amène à discuter de la fonction d’utilité retenue par Simon [1955]. Il nous apparaît ici que l’auteur aurait tout aussi bien pu mobiliser une fonction d’utilité cardinale, sans que sa théorie du satisficing n’en soit vidée de toute sa substance. En effet, ce n’est peut être pas tant du caractère rudimentaire de la fonction d’utilité que de l’action des seuils d’aspiration, laquelle dispense d’un examen exhaustif des options disponibles, que résulte la simplification de la tâche du décideur.

Nous en convenons, les quelques interprétations ici suggérées s’avèrent assez largement spéculatives. Aussi des travaux plus poussés quant aux modalités d’articulation et, surtout, d’interaction401 entre ces deux grandes classes de modèles que représentent, respectivement, les analyses de Simon et celles de Kahneman et Tversky nous paraissent-ils nécessaires.402 Plus généralement, il conviendrait de confronter le modèle simonien du satisficing, en particulier, aux différentes procédures évaluatives examinées au cours de notre troisième chapitre.403 On l’a vu, le modèle simonien peut, sous certaines spécifications, constituer une forme d’application de la règle de conjonction. Au-delà de ce seul constat, il y a certainement place, ici aussi, pour l’introduction de considérations qui préciseraient les domaines de validité respectifs des différentes procédures évaluatives mises à jour, parmi lesquelles se trouve le modèle simonien du satisficing. Ainsi que le suggèrent Payne et al. [1992], le degré de complexité, une fois encore, mais peut-être également les degrés de conflictualité ou d’ambiguïté des situations-problème rencontrées peuvent se trouver aux sources de ces contingences évaluatives.404 Nul doute en outre que des procédures hybrides, donnant lieu à une véritable interaction entre les diverses procédures existantes, ne puissent voir leur pertinence révélée.405

Notes
391.

C’est-à-dire d’obédience lewinienne.

392.

Cf. Ch 3, supra.

393.

Il est juste d’affirmer, comme on l’a fait, que l’analyse traditionnelle des seuils d’aspiration repose, à titre principal, sur un cloisonnement binaire de l’espace des conséquences. Pourtant, certains constats empiriques reposent clairement sur un ordinalisme plus conventionnel. Le modèle esquissé par Lewin et al. [1944], afin de rendre compte du processus par lequel les seuils d’aspiration peuvent se voir concrètement déterminés, présuppose même l’existence d’une fonction d’utilité cardinale. Simon en reste donc, pour sa part, à une mouture essentielle, quoique rudimentaire, des travaux psychologiques relatifs aux seuils d’aspiration.

394.

Cf. Ch 4, § 2.1.1.2., supra.

395.

On a indiqué, au cours de notre troisième chapitre, que la complexité allait croissante à mesure que devenait plus touffu l’espace options/conséquences (cf. Ch 3, § 2.4. supra). Aussi une situation-problème doit-elle être souvent d’autant plus complexe : 1) que l’espace options/conséquences se révèle moins bien connu (certaines options ou/et conséquences n’étant pas même identifiées) et 2) que les conséquences sont plus incertaines (où l’on peut envisager trois niveau de détermination des conséquences, renvoyant, respectivement, aux états de certitude, d’incertitude probabilisée et, enfin, d’incertitude non-probabilisée ou d’ambiguïté). En effet, dans l’optique d’un Simon, l’état de ’connaissance limitée’, en général, et l’incertitude, en particulier, résultent presque linéairement de la complexité de l’environnement-problème (une complexité qui serait, à son tour, largement fonction de la densité des éléments et des inter-relations constitutifs de l’environnement-problème considéré, cf. Ch 4, § 2.1.1.2., supra.).

396.

C’est là de façon plus générale, constatent Hogarth & Kunreuther [1995, pp. 15-17], le cadre que retiennent dans leur très large majorité les travaux expérimentaux consacrés à la ’théorie de la décision’. Aussi celle-ci se révèle-t-elle davantage, dans ces contextes, comme une ’théorie du choix’.

397.

Cf. Ch 3, § 2.4., supra.

398.

Cyert & March [1963, p. 86 et suiv.] proposent un modèle de duopole qui se fonde, lui aussi, sur un processus de maximisation biaisée (dans la mesure où les données sur lesquelles procèdent les calculs des deux rivaux apparaissent erronées). Cette même perspective se trouve au coeur de l’hypothèse de ’quasi-rationalité’, retenue par Thaler à l’occasion de différentes présentations (cf. notamment Russell & Thaler [1988]).

399.

Cf. notre présentation des fonctions de valeur et de pondération que suggèrent Kahneman et Tversky au titre de leur théorie des perspective aléatoires (Ch 3, § 1.3. & 1.4., supra.).

400.

Kahneman et Tversky, en particulier, évoquent d’ailleurs la possibilité d’un tel ’partage des tâches’ entre leur ’prospect theory’, d’une part, et la théorie standard de la maximisation de l’utilité espérée, d’autre part. Ainsi estiment-ils que cette dernière n’est susceptible de remplir ses fonctions positives que dans la mesure où la situation-problème est relativement ’transparente’. Lorsque l’’opacité’ prévaut, les théories comportementalistes obtiendraient, alors, des performances supérieures.

401.

Il faudrait en fait envisager, non pas un cloisonnement, mais un recouvrement partiel entre les travaux de Simon, d’une part, et ceux de Kahneman et Tversky, d’autre part. Ainsi, à titre d’exemple, le comportement d’un investisseur en capital-risque pourrait fort bien être modélisé comme suit : 1) l’investisseur est engagé dans un processus simonien d’examen séquentiel des options ’disponibles’, 2) il attribue une valeur à chaque option envisagée selon les principes de la prospect theory de Kahneman et Tversky, 3) il retient la première option dont la valeur excède le seuil d’aspiration qu’il s’est fixé. Il est à remarquer, comme suite à la discussion menée plus haut (§ 1.2.2., ce chapitre), que le point de référence de notre investisseur serait probablement ici le statu quo : les différentes options sont évaluées à l’aune de sa richesse actuelle. Son seuil d’aspiration serait quant à lui, vraisemblablement, une valeur représentative de la performance moyenne de l’investisseur et/ou de celle réalisée par d’autres investisseurs placés dans des situations-problème comparables.

402.

March et ses collègues ont, d’ores et déjà, considérablement oeuvré en faveur d’un rapprochement, plus large, entre les perspectives de l’’école Carnegie’ et celles de l’’école psychologique’ -centrée autour des contributions de Kahneman & Tversky- (cf. March & Shapira [1982], March & Sevon [1988, pp. 374-80], March [1988, 1994]).

403.

Cf. Ch 3, § 1.2., supra.

404.

Cf. Ch 3, § 2.4. supra.

405.

Dans le cadre d’un ’modèle de satisficing modifié’, on pourrait aisément envisager que le décideur en soit venu à retenir, non pas une, mais deux (voire trois) options satisfaisantes (soit que la recherche ait procédé ’en parallèle’, soit que le décideur n’ait pas immédiatement interrompu sa recherche lors de l’identification de la première option satisfaisante). Dans ces conditions, le choix définitif pourrait fort bien s’effectuer en recourant à l’une quelconque des procédures évaluatives présentées au cours de notre troisième chapitre.