2.1.1. Les positions de Simon et leur arrière-plan psychologique

La littérature économique abonde de propos qui, de façon plus ou moins explicite, remettent en cause l’hypothèse de rationalité au titre que l’homme n’aurait pas à l’évidence les facultés intellectuelles susceptibles de lui assurer, en toutes circonstances, la perspective d’une solution optimale. Néanmoins, rares sont les auteurs qui se sont attachés à fonder leur critique du modèle économique dominant de la rationalité sur une présentation, un tant soit peu détaillée, de l’origine des limitations qui grèvent les facultés cognitives du décideur. En la matière, Simon fait clairement figure d’exception.406 Déjà Administrative behavior abrite une critique du modèle de ’rationalité objective’407 que l’auteur prend soin d’adosser aux travaux des psychologues, James [1890] et Tolman [1932] constituant alors ses principales références.

Simon [1947, Ch 5] souligne ainsi trois difficultés qui s’avèrent autant d’écarts à l’idéal de rationalité auquel la théorie économique de son temps semble faire allégeance. La rationalité objective exige de l’acteur qu’il fonde chacune de ses réponses comportementales : 1) sur un examen exhaustif de l’ensemble des options envisageables ; pourtant, il ne viendra communément à l’esprit du sujet, nous dit Simon, qu’une petite fraction de cet ensemble, si même celui-ci ne s’en remet pas aux ’diktats’ de l’habitude, 2) sur une détermination précise de l’espace des conséquences associées aux diverses options ; or, fait valoir l’auteur, la connaissance dont peut disposer l’acteur se révèlera généralement ’parcellaire’, 3) sur l’identification de l’option qui donne lieu aux conséquences les plus désirables ou les moins dommageables ; il apparaît néanmoins, remarque ici Simon, que les plaisirs et les peines amenés à prendre place dans un futur plus ou moins immédiat pourront fort bien ne pas se révéler conformes aux attentes du sujet.408

Pour le Simon d’Administrative behavior, il convient de rechercher l’origine de ces entorses probables à l’idéal de rationalité objective dans le caractère éminemment restreint du ’champ d’attention’ individuel. Le concept d’’attention’ était d’usage courant parmi les ’psychologues de la conscience’409, tel que William James. Sans reprendre ici la définition du terme que Simon [1947, p. 90] emprunte, précisément, à ce pionnier de la psychologie académique, on peut assez justement voir dans l’attention le ’point focal de la conscience’.410 L’’attention’, ou le ’champ d’attention’, renvoie en effet à l’ensemble des éléments présents, en un moment donné, à l’esprit du sujet. Faute de pouvoir appréhender suffisamment de paramètres d’importance, paraît donc nous dire Simon, l’individu se verra fréquemment condamné à fonder ses comportements sur la base d’appréciations incomplètes ou/et erronées. Dans ces conditions, il se montrera, le plus souvent, ’subjectivement’ et non ’objectivement’ rationnel : il adoptera des comportements qui, bien que jugés appropriés, voire optimaux, à la lumière de ses aptitudes cognitives restreintes, ne lui manqueraient pas d’apparaître déficients si seulement il était doté d’aptitudes supérieures ou même illimitées.

En dépit des arguments que l’auteur oppose au modèle options/conséquences en état de certitude, Simon [1947] ne suggère pas réellement de représentation alternative de la décision. Comment donc un décideur aux capacités d’attention restreintes en vient-il à sélectionner une option parmi celles qu’il lui est possible de considérer ? En outre, si la présentation de Simon le conduit bien à affirmer le caractère répandu des réponses non-optimales comme conséquence de facteurs (et, en fait, de limitations) cognitifs (cognitives), cette critique de l’hypothèse de rationalité dans son expression déterministe ne transite en aucune façon par la prémisse de flexibilité motivationnelle maximale. On ne trouve en effet dans Administrative behavior nulle allusion aux mécanismes du satisficing, de même, faut-il le rappeler, que l’on ne rencontre le terme ’bounded rationality’.

C’est seulement à compter du milieu des années cinquante que se voit assise, avec sa thèse du satisficing, l’approche simonienne du processus de décision, alors que dans le même temps l’argumentaire psychologique mobilisé afin de rendre compte des limitations cognitives du décideur connaît, quant à sa forme, des évolutions notables. Peut-être doit-on l’irruption de la psychologie des seuils d’aspiration, dans les écrits de Simon, à l’impact de la contribution de Gordon [1948]. Cet article, en forme d’épilogue à la controverse Lester-Machlup sur le marginalisme, n’est pas passé inaperçu au sein de l’’école Carnegie’.411 Il recèle en effet une brève formulation, la première du genre, de la thèse du satisficing, accompagnée d’une non moins brève justification cognitive de celle-ci. A l’occasion de son examen du comportement de l’entrepreneur, Gordon [1948, p. 271] écrit : ’‘Given the fog of uncertainty within which he [the business man] must operate, the limited number of variables his mind can juggle at one time, and his desire to play safe, it would not be at all surprising if he adopted a set of yardsticks that promised reasonably satisfactory profits’’ (nous avons ajouté les italiques).412

Quant à l’évolution de l’arrière-plan psychologique des travaux de Simon, elle est le reflet de la révolution cognitive en marche au sein de la discipline. Une révolution à laquelle Simon et son collègue Allen Newell vont activement participer. Au cours des années cinquante mûrit en effet la ’psychologie du traitement de l’information’. Simon et Newell se retrouvent autour de l’intuition qu’il doit être possible et fructueux de mettre en rapport, sur la base d’une analogie fonctionnelle, l’Homme et l’ordinateur.413 Aussi, lorsque Simon [1955] introduit sa thèse du satisficing414, il délaisse assez largement ses références psychologiques antérieures afin de couler la thématique des limitations cognitives dans le moule alors nouveau de la psychologie du traitement de l’information.

Depuis sa contribution de 1955, Simon évoque avec régularité une double limitation cognitive dont souffrirait le décideur : limitation relative à sa capacité à recueillir l’information, d’une part, et limitation relative à sa capacité à traiter l’information, d’autre part. Ces limitations, viendra à suggérer l’auteur, prendraient elles-mêmes racines dans certaines caractéristiques neuro-cognitives propres au sujet humain. Ainsi Simon met-il communément l’accent sur les carences inhérentes à la mémoire humaine, car si la mémoire à long terme semble en mesure de stocker une quantité pour ainsi dire illimitée de connaissances, la mémoire à court terme est, quant à elle, bien moins performante. Cette ’mémoire de travail’ n’est en effet susceptible d’opérer, à un moment donné, que sur un nombre très restreint d’éléments. Par ailleurs, le transfert efficace des informations, de la mémoire à court terme vers la mémoire à long terme, ne s’effectue qu’assez lentement. Dès lors, dans l’approche de Simon, la mémoire à court terme agit comme un véritable goulot d’étranglement. Le décideur se voit condamné à manipuler l’information sur une base essentiellement ’séquentielle’, par opposition au traitement ’en parallèle’ où plusieurs informations peuvent être traitées simultanément.415

En conséquence de ces différentes contraintes internes qui affectent le système de traitement de l’information humain, Simon [1957] se voit fonder à suggérer son ’principle of bounded rationality’. Il écrit : ’The capacity of the human mind for formulating and solving complex problems is very small compared with the size of the problems whose solution is required for objectively rational behavior in the real world’ (Simon [1957, p. 198]). Dans ces conditions, le déclin des velléités optimisatrices au profit des mécanismes du satisficing, ou, en d’autres termes, la substitution de la rigidité à la flexibilité motivationnelle, doit s’imposer souvent en tant qu’adaptation salutaire du décideur humain à ses contraintes cognitives.

Notes
406.

Hayek est également souvent mentionné au rang des ’théoriciens de la connaissance limitée’ (cf. en particulier Hayek [1937, 1945]). La théorie hayekienne de la ’connaissance limitée -car dispersée-’ demeure toutefois, il faut le dire, assez largement instrumentale au regard des préoccupations macro-économiques et politiques de l’auteur.

407.

Soit le modèle options/conséquences en état de certitude.

408.

Cette dernière difficulté sera par la suite totalement délaissée par Simon. March [1978] et, plus récemment, Kahneman & Snell [1992], l’on toutefois placée au coeur de leurs propos respectifs.

409.

Il s’agit là de ces psychologues de l’ère pré-béhavioriste, que l’on a pu aussi qualifier de ’proto-cognitivistes’ (cf. encadré pp. 82-3).

410.

De façon plus imagée encore, il nous paraît juste d’affirmer que l’attention est à la conscience ce que la fovéa est à la vision (pour une présentation ’moderne’ du concept, cf. Kinchla [1992]).

411.

Cf. Cyert & March [1963, pp. 10, 13].

412.

Une perspective qui, il faut le signaler, se verra promptement reprise et amplifiée par Katona [1951, pp. 201-3, 210-11]. S’efforçant de préciser le contenu opérationnel que pourrait prendre la notion de ’profits satisfaisants’, l’auteur met en évidence, on l’a vu, le rôle de références que constituent les profits passés, ainsi que les profits réalisés par la concurrence.

413.

Cf. pour plus de détails, notamment historiques, Newell & Simon [1972], Demailly & Le Moigne [1986], Simon [1991a].

414.

Même si la dénomination ’satisficing’, rappelons-le, n’apparaît qu’une année plus tard à l’occasion de la parution de cet article compagnon du ’Behavioral model of rational choice’ (Simon [1955]) intitulé ’Rational choice and the structure of the environment’ (Simon [1956]).

415.

Pour une présentation synthétique des limitations ou des contraintes cognitives du décideur, ainsi que pour prendre connaissance d’un certain nombre d’ordres de grandeurs relatifs aux modalité d’opération de la mémoire, cf. Simon [1983, Ch 3, pp. 47-82].