2.1.2. Trois commentaires d’étape

Au terme de cette présentation des justifications cognitives successivement apportées par Simon à l’appui de sa critique de l’hypothèse de rationalité, on voudrait discuter trois points qui tous nous amènent à ouvrir, à élargir notre propos vers des considérations sur lesquelles on pourra revenir au cours de notre sixième et dernier chapitre. On souhaiterait, tout d’abord, s’attacher à une brève comparaison des deux justifications cognitives à l’instant évoquées. Il nous apparaît, à bien des égards, que la terminologie impulsée à compter du milieu des années cinquante ne constitue guère plus qu’un habillage moderne de la terminologie originelle. Ainsi les insuffisances de la mémoire à court terme semblent-elles bien, peu ou prou, responsables des carences de l’attention humaine soulignées par Simon [1947]. Le recours à l’une ou l’autre des terminologies conduit d’ailleurs l’auteur à cette même conclusion : l’individu ne peut appréhender, simultanément, qu’un nombre restreint d’objets ou n’effectuer, simultanément, qu’un nombre restreint d’opérations.

Révélateur de cette continuité nous paraît être, au demeurant, le constat établi par Simon [1964]. Sollicité par le Dictionary of the social sciences afin de rédiger l’entrée ’rationality’, Simon indique tenir les termes ’subjective rationality’ et ’bounded rationality’ pour équivalents (des termes qu’il mobilise, respectivement, dans Administrative behavior, Simon [1947], et Models of man, Simon [1957]). Tout juste, en fait, convient-il ici de remarquer que Simon [1947] embrasse une perspective plus large que ne le fait, notamment, Simon [1955]. Administrative behavior est porteur d’un éclairage du comportement humain, là où bien d’autres contributions subséquentes s’attachent à la seule décision. C’est que les réponses habituelles et autres comportements guidés par des règles, des rigidités cognitives, tiennent une place importante dans les premiers écrits de l’auteur. Nous reviendrons, à l’occasion de notre prochain chapitre, sur cette perspective compréhensive que retient Simon dans le cadre de ce qui nous apparaît comme sa ’théorie originelle de la rationalité limitée’.416

On voudrait ensuite signaler et discuter le caractère ambivalent que semble en fait revêtir, par-delà les nuances terminologiques, la justification cognitive de la thèse du satisficing. En effet, il est fondamentalement deux cadres d’analyse ou, comme on dira plus loin, deux ’cadres situationnels’ au regard desquels cette justification peut se voir appréciée. Ce constat n’a pas échappé à la vigilance de Hodgson [1997] qui invite à ranger les interprétations de Simon, en ces domaines, sous deux rubriques distinctes. Ainsi les mécanismes du satisficing paraissent-ils tantôt répondre aux affres de la ’complexité’, tantôt aux enjeux de l’’exhaustivité’.417

La première de ces catégories est sans conteste la plus immédiate, en ce sens que les réflexions de Simon y renvoient avec une grande constance. En particulier peut-on bien trouver la notion au sein même du ’principe de rationalité limitée’, rapporté plus haut, et partant de la thèse du satisficing : la réalité locale des situations-problème rencontrées par le décideur, parce que souvent pétrie d’une excessive complexité, le contraint en diverses occasions à se contenter de viser une solution satisfaisante.

Plus en retrait, donc, la connexion entre thèse du satisficing et problématique de l’exhaustivité n’en est pas moins effectivement présente dans les écrits d’un Simon. Elle renvoie, en première analyse, à ces situations-problème pour lesquelles, bien que virtuellement en capacité d’apporter une réponse optimale, le décideur s’en tient à l’identification d’une option satisfaisante, découragé qu’il est par l’ampleur de la tâche. De manière pour ainsi dire inéluctable, cette seconde interprétation conduit à inscrire la thèse du satisficing dans le cadre situationnel global que pose, pour le décideur, le problème de l’allocation de son temps, de son attention, ou encore de son effort parmi des activités diverses et concurrentes.

Bien sûr, dans la perspective d’un Simon, cette distinction entre complexité et exhaustivité n’est jamais vraisemblablement qu’affaire de degré, puisque l’exhaustivité semble devoir renvoyer, en définitive, à un état relativement faible de la complexité. De même cette distinction constitue-t-elle peut-être davantage un enjeu théorique qu’une réalité écologique. Il apparaît ainsi, d’une part, que le décideur se trouvera fréquemment dans l’incapacité de distinguer, a priori, ces deux configurations. C’est un fait, d’autre part, que l’expérience de la complexité tout autant que celle de l’exhaustivité doivent conduire notre décideur à ce même constat qu’il est nécessaire de ’se satisfaire’. Hodgson [1997] n’en soulève pas moins une ambivalence d’une extrême importance, dont on discutera plus loin toutes les implications.418

On voudrait enfin, pour conclure ici, évoquer le chaînon qui autorise Simon à passer de sa critique de l’hypothèse de rationalité, qu’elle se présente sous l’une ou l’autre des formes rapportées plus haut, à sa thèse du satisficing. Bien que le point ne soit pas toujours apparu explicitement, la justification cognitive de la thèse du satisficing repose, chez Simon, sur l’opération de mécanismes adaptatifs. On peut néanmoins s’interroger quant à savoir si l’auteur considère que de tels mécanismes relèvent de l’ontogenèse ou de la phylogenèse. En d’autres termes, l’individu devient-il, par expérience, un ’satisficer’, ou bien naît-il ’satisficer’ ? Sans doute, en vérité, l’une et l’autre de ces perspectives se donnent à lire dans les écrits de Simon. Il nous apparaît qu’il faille tout de même ici privilégier l’interprétation évolutionniste de la thèse.

L’article ’Rational choice and the structure of the environment’ (Simon [1956]) plaide clairement en faveur de notre position. Paru dans la Psychological Review, il est considéré par Simon comme allant de paire avec son ’Behavioral model...’ (Simon [1955]), et semble à ses yeux revêtir une grande importance. Au travers de quelques estimations à vocation suggestive, l’auteur s’attache à montrer, dans le cadre de cette contribution restée méconnue, qu’un organisme pourra avec une grande probabilité de survie satisfaire ses divers besoins lors même qu’il ne procèderait, entre eux, à aucun arbitrage sophistiqué. Ce ne seraient pas, donc, les fonctions d’utilité et leurs ajustements à la marge, mais les seuils d’aspiration que l’évolution semblerait plus certainement cautionner. Il y à, là encore, un élargissement du champ de nos réflexions sur lequel on reviendra à l’occasion et, en fait, au terme de notre dernier chapitre.419

Notes
416.

Cf. Ch 6, § 2.1.1., infra.

417.

L’auteur distingue ’complexity’ et ’extensiveness’.

418.

Cf. § 3.2.2. (ce chapitre), et Ch 6, § 3.1.2., infra.

419.

Cf. Ch 6, § 3.2., infra.