2.2.1. Les positions des membres de l’’école Carnegie’

La justification cognitive de la thèse du satisficing et, de façon plus générale, les critiques de l’hypothèse de rationalité qui mettent en exergue les limitations cognitives du décideur sont, dans l’ensemble, bien connues. Il n’en va pas de même de la seconde justification que reçoit la thèse du satisficing. Tout aussi méconnue est la présence de cette seconde justification, aux côtés de la justification cognitive, dans les propres écrits de Simon. En vertu de cette justification motivationnelle, il apparaît que le décideur se contente de résultats satisfaisants non pas (ou pas uniquement) faute de pouvoir faire mieux, mais bien faute de vouloir faire mieux. En d’autres termes, les limites de la flexibilité motivationnelle ne résulteraient pas tant de concessions inhérentes à la nature des aptitudes cognitives qu’à celle des aptitudes motivationnelles du décideur. En exergue de sa présentation de l’opposition entre ’satisficing’ et ’optimizing’, Simon [1959, pp. 262-3 ; 1963, p. 729] écrit : ’The notion of ’satiation’ plays no role in classical economic theory. However, in the treatment of motivation in psychology, this concept enters rather prominently. First, there is the widely accepted idea that motivation to act stems from drives, and that action terminates when the drive is satisfied. Second, there is the idea that the conditions for satisfaction of a drive are not necessarily fixed but may be specified by an aspiration level that adjust itself on the basis of experience’. Le recours proéminent au concept de ’pulsion’, de même que la référence, en amont, à la notion de ’satiété’, sont des plus révélateurs. De fait, la présence de ces catégories analytiques au rang des déterminants motivationnels du comportement ne fait guère de doute (Mac Fadyen [1986a]). Le concept freudien, en particulier, renvoie à une détermination intrinsèque des finalités du comportement qui échappe essentiellement aux considérations cognitives. Même si la mobilisation du concept freudien présente une vocation analogique, le propos de Simon conduit l’auteur à mettre en lumière l’existence d’une justification motivationnelle de la thèse du satisficing. Il paraît clair, dans le contexte de la discussion menée par Simon [1959, 1963], que l’auteur reconnaît, au moins partiellement, la pertinence d’une telle justification. Selon nous, c’est notamment afin de minimiser les polémiques que Simon a choisi de privilégier, très largement, la justification cognitive de cette thèse.420 Il y a fort à penser, en effet, que la justification motivationnelle du satisficing eut semblé, aux yeux des économistes, encore moins acceptable que sa justification cognitive.

Alors que Simon répugne à épouser ouvertement la justification motivationnelle de la thèse du satisficing, Cyert et March [1963] l’acceptent, quant à eux, de façon plus explicite. Celle-ci constitue une dimension importante de leur concept de ’slack’. D’après les auteurs, il y a situation de ’slack’ dès lors que la performance réalisée est inférieure à la performance réalisable. Ainsi que l’écrit March [1994, p. 29] : ’Search stops when targets are achieved, and if targets are low enough, not all ressources will be effectively used. The resulting cushion of unexploited opportunities and undiscovered economies -the difference between a decision-maker’s realized achievement and potential achievement- is slack’. Bien que constituant un ingrédient central de l’analyse de la firme comme organisation, le concept de ’slack’ n’en repose pas moins, dans l’approche des auteurs, sur une théorie de la décision à part entière. Ainsi qu’il l’a été signalé, Cyert et March adhèrent au modèle simonien du satisficing, reconnaissant en particulier la pertinence des travaux psychologiques relatifs aux seuils d’aspiration. Mais alors que les écrits de Simon peuvent donner à penser que le ’satisficer-type’ s’efforce de retenir la meilleure solution, compte tenu de ses contraintes cognitives, la position de Cyert et March met en avant l’idée que les mécanismes mêmes de la motivation humaine sont tels que le décideur ne consacre qu’exceptionnellement un degré d’effort (une énergie motivationnelle) maximal(e) à sa tâche. Il s’en suit que les auteurs acceptent largement le point de vue selon lequel le décideur est, le plus souvent, en mesure d’accroître son niveau de performance.

Si donc les membres fondateurs de l’’école Carnegie’ ne recourent pas, a priori, à une seule et même justification afin d’asseoir la thèse du satisficing, il serait abusif de voir là la marque d’une réelle dissension. Ainsi qu’en témoigne le caractère prudent de notre propos, d’abord, on constate que ni Simon, ni Cyert et March n’avancent de position bien tranchée quant à la nature précise des fondements, cognitifs versus motivationnels, de la thèse du satisficing. Si Simon a largement privilégié la justification cognitive, la citation rapportée ci-dessus atteste, croyons-nous, de son intérêt pour la justification motivationnelle. A l’inverse, les présentations du concept de slack prennent place, chez Cyert et March, sur fond de discussion des limitations cognitives du décideur. Ensuite, ces remarques nous conduisent à suggérer l’idée que les membres fondateurs de l’’école Carnegie’ éclaireraient, en fait, les deux facettes d’une même interprétation plus générale. De façon certes schématique, il est ainsi permis de concevoir la rupture avec le présupposé de flexibilité motivationnelle maximale et, partant, l’hypothèse de rationalité, comme revêtant une double dimension. Pour des raisons cognitives, il est possible d’affirmer, à la suite de Simon, que le décideur souvent n’est pas en mesure d’identifier la solution optimale à un problème donné, ce qui le conduit à rechercher une option satisfaisante. Pour des raisons motivationnelles, on pourrait alors ajouter, à la suite de Cyert et March, que le décideur ne retient pas même, parmi les options qui lui seraient cognitivement accessibles, celle qui constitue la réponse optimale à son problème.

Notes
420.

Ce souci d’éviter la polémique apparaît, croyons-nous, assez clairement dans la formulation prudente que retient l’auteur lorsqu’il indique : ’Rational man is a satisficing rather than an optimizing animal. He is the former, if for no other reason, because he does not have the wits to be the latter’ (Simon [1958, p. 55], nous avons ajouté les italiques).