2.2.2. Leibenstein et la théorie de la ’rationalité sélective’

C’est hors de l’’école Carnegie’, dans les travaux de Harvey Leibenstein, que l’on trouve la variante la plus radicale de la justification motivationnelle de la thèse du satisficing.421 Certes, les travaux de Leibenstein [1976, 1985, 1987] ne recèlent guère de théorie du comportement clairement unifiée, pas plus qu’ils ne livrent de descriptions extensives du processus de décision. Il n’en demeure pas moins possible, croyons-nous, de donner une interprétation cohérente des divers éclairages relatifs au comportement individuel que nous propose l’auteur. Dans le même élan, il reste possible d’esquisser les principaux traits de la conception ’leibensteinienne’ de la décision. Force est de constater que si Leibenstein n’évoque pas expressément, à l’instar de Katona ou de Simon, le désir de parvenir à un résultat ’satisfaisant’ comme finalité du processus de décision individuel, les analyses que nous présente l’auteur n’en rejoignent pas moins de facto les intuitions de ses aînés.

Les divers écrits de Leibenstein s’accordent à souligner combien les décisions non optimales sont répandues. Selon l’auteur, cet état de fait serait la résultante de mécanismes essentiellement motivationnels. Ces mécanismes se trouvent au coeur de la théorie de la ’rationalité sélective’, consignée dans la chapitre 5 de son oeuvre maîtresse, Beyond economic man -a new foundation for microeconomics- (Leibenstein [1976]). Le propos de Leibenstein repose très largement sur l’idée que le décideur est généralement en mesure de trouver la réponse optimale aux problèmes qu’il rencontre. Le caractère si répandu des décisions non optimales apparaît, dans ces conditions, comme l’expression d’un défaut de volonté inhérent à la nature humaine. En d’autres termes, donc, ce ne sont pas tant les limites cognitives que les limites motivationnelles qui, dans l’approche leibensteinienne de la décision, constituent une entrave à l’optimisation.

La perspective d’ensemble qui anime les propos de l’auteur en matière de rationalité est ouvertement graduelle, et peut se voir formulée comme suit : ‘le ’degré de rationalité’ d’une décision est une fonction croissante du ’degré d’effort’ que le décideur aura choisi de consacrer à la réalisation de cette décision.’ La rationalité se révèle donc ’sélective’, en ce sens que c’est le décideur qui sélectionne, par le truchement du degré d’effort retenu, le degré de rationalité de ses décisions. Si, dans ces conditions, bien des décisions s’avèrent non optimales, la raison doit en être que le ’décideur moyen’ recherche souvent un degré d’effort jugé, selon le mot de Leibenstein, ’confortable’. Or, un tel degré d’effort est fréquemment incompatible avec la réalisation d’une décision optimale.

La variable ’degré d’effort’ n’apparaît pas en fait immédiatement dans Beyond economic man, alors qu’elle joue d’emblée un rôle fondamental dans l’ouvrage Inside the firm -the inefficiencies of hierarchy- (Leibenstein [1987]).422 Leibenstein [1976] accorde en effet, dans un premier temps, une place prépondérante à la variable ’degré de prise en considération des contraintes’ ou ’degré de soumission à la contrainte’.423 Au travers de ces variables, c’est la contrainte sociale que Leibenstein entend viser. Une contrainte qui émane, soit directement soit indirectement, de l’environnement social du décideur, selon qu’elle est le fruit des pressions externes exercées par son entourage ou de ces forces de rappel internes auxquelles conduisent les processus de socialisation. Pour Leibenstein [1976], cet environnement social pousse, au moins dans nos sociétés, vers le respect de différentes attitudes qui favorisent, dans ses propres termes, l’exercice d’une ’rationalité complète’. Chacune de ces attitudes constitue une dimension du vecteur mathématique ’(degree of) constraint concern’. L’environnement social du décideur exerce ainsi une contrainte qui l’enjoint à témoigner un degré maximal : 1) de sens des responsabilités424, 2) de persévérance425, 3) d’intensité dans ses calculs426, 4) de réalisme dans l’appréciation de la situation427, 5) d’indépendance dans son comportement428, 6) de propension à produire délibérément chaque comportement429, 7) de promptitude dans la réaction430, 8) de mise à profit de l’expérience passée431, 9) de propension à endiguer les choix délibérément irrationnels432, 10) de sensibilité aux grandeurs ’.433

La réintroduction d’une variable ’degré d’effort’ dans cette perspective d’ensemble est des plus directes. Le ’degré d’effort’ apparaît, en effet, dans la perspective leibensteinienne, comme une simple fonction croissante du ’degré de soumission aux contraintes’. Aussi la substance de notre interprétation ne se trouve-t-elle guère altérée par la prise en compte des subtilités qui caractérisent la présentation originelle de la théorie de la rationalité sélective. Reste certainement à préciser comment le ’degré de soumission aux contraintes’ et, partant, le ’degré d’effort’, se voit lui-même déterminé. On ne peut, ici, faire mieux que reprendre l’interprétation psychologique que nous livre Leibenstein [1976] de sa théorie de la rationalité sélective, laquelle, on l’aura perçu, s’inscrit en opposition tant de l’hypothèse de rationalité que de l’hypothèse d’asocialité.

Le degré de soumission aux contraintes retenu par chaque acteur social est la résultante d’un jeu de forces contradictoires que Leibenstein restitue dans le cadre d’une présentation d’inspiration freudienne. Dans le schéma reproduit ci-après434, l’axe des abscisses retrace, pour un individu donné, différents degrés de soumission aux contraintes435 ; l’axe des ordonnées fait état du ’degré de pression’, externe comme interne, auquel ce même individu est susceptible d’être confronté.

Les courbes U sont autant de courbes d’indifférence censées retracer les arbitrages ’‘degree of constraint concern’/’degree of pressure’’ tels que notre individu les effectuerait en l’absence d’influences émanant, directement ou indirectement, de son environnement social. Dans la terminologie freudienne, ces courbes sont l’expression du ’çà’ refoulé de notre acteur individuel, lequel entend obéir au seul ’principe de plaisir’. Les courbes, en somme, d’iso-’utilité spontanée’ les plus proches de l’origine correspondent à des niveaux d’utilité supérieurs. La motivation ’spontanée’ de l’acteur semble le pousser à rechercher un degré de pression ainsi qu’un degré de soumission aux contraintes les plus faibles possibles.

Les courbes S, quant à elles, représentent autant de ’standards de comportement’ auxquels l’individu imprégné par son environnement social est susceptible de vouloir se conformer. Les courbes les plus éloignées de l’origine correspondent aux standards les plus valorisés par le ’sur-moi’ socialisé de l’acteur, lequel entend se conformer au ’principe de réalité’.

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L’existence d’un conflit intra-individuel apparaît manifeste. Leibenstein [1976, p. 93] résume : ’‘In general, individuals have to compromise between two sets of opposing psychological forces : the desire to use one’s capacities outside the bonds of the constraints inherent in a context ; and the desire to fulfill the demands of one’s superego, that is, the desire to meet as much as possible one’s internalized standards’’. L’auteur ne fournit pas, cependant, de mécanisme de résolution endogène du conflit intra-individuel dont il est question. Il fait l’hypothèse que chaque décideur, en fonction des données idiosyncratiques inhérentes à sa personnalité, retient, parmi les innombrables points de tangence entre les courbes U et S, le point436 qui lui assure une situation ’confortable’.437

La perspective leibensteinienne de la décision repose donc sur une théorie de l’’équilibre psychique’ individuel. Cet équilibre psychique détermine, en particulier, le niveau d’effort moyen que l’individu est prêt à consacrer à ses activités de prise de décision. En général, on l’a vu, celui-ci recherche un niveau d’effort confortable, communément incompatible avec la sélection d’une solution optimale. A l’évidence, cette perspective originale conduit implicitement Leibenstein à adhérer, peu ou prou, à la vision d’un processus de décision dont la finalité s’accommode pleinement de résultats qui ne seraient que satisfaisants. Une vision dont il donne une justification motivationnelle.

Notes
421.

Le penchant de l’auteur pour les explications d’essence motivationnelle est tel, d’ailleurs, qu’il se révèle dans l’incapacité de percevoir la dimension cognitive de la justification simonienne de la thèse du satisficing. Ainsi Leibenstein [1985, p. 5] prête-t-il à Simon (de façon tout à fait abusive) une interprétation exclusivement motivationnelle des limites, dans ces domaines, de l’hypothèse de rationalité.

422.

Ouvrage dans lequel, d’ailleurs, Leibenstein ne reprend pas explicitement sa théorie de la rationalité sélective.

423.

L’auteur parle de’degree of constraint concern’. Nous retenons, dans cette présentation, des traductions relativement ’libres’, en ce sens que l’on s’attache davantage à l’esprit qu’à la lettre du propos de l’auteur. Par ailleurs, quelquess expression ne peuvent clairement faire l’objet que de traductions approximatives.

424.

Leibenstein parle de ’constraint concern’. Bien que le procédé nous paraisse maladroit, Leibenstein [1976, p. 77] précise : ’Although constraint concern is one of the components of the vector, we also refer to the vector as a whole as ’constraint concern’’.

425.

L’auteur parle de ’purposiveness’.

426.

Leibenstein évoque l’expression ’calculatedness’. Cette dimension qui renvoie, d’une certaine façon, au degré d’intensité et de précision du raisonnement jouera un rôle central dans les travaux ultérieurs de l’auteur.

427.

L’auteur parle ici de ’situation assessment realism’. Une dimension qui ne manque pas d’évoquer les problématiques de la théorie de la dissonance cognitive (cf. Ch 4, § 1.2.4. supra.).

428.

Leibenstein déploie en fait ici un axe ’independent-dependent behavior’.

429.

De même l’auteur retient ici un axe ’reflexive versus non-reflexive behavior’.

430.

Leibenstein parle à cet endroit de ’time differal’.

431.

L’auteur propose ici l’axe ’non-learning versus learning from experience’.

432.

’degrees of deliberate irrational choice’, dans les termes de l’auteur.

433.

Le dernier élément de cette liste -dont l’auteur signale le caractère non-exhaustif- est tout particulièrement important. C’est en effet dans la mesure où les individus ne retiennent pas généralement un ’degré de sensibilité aux grandeurs’ (’magnitude sensitivity’) maximal, que Leibenstein se voit fondé, dans Beyond economic man, à mobiliser les courbes épaisses qui font la spécificité de ses formalisations.

434.

Reproduit à partir de Leibenstein [1976, p. 78].

435.

Chacune des composantes du vecteur ’degré de soumission aux contraintes’ pourrait être reportée sur un axe muni d’un nombre approprié de dimensions. Pour simplifier la présentation, l’auteur ne considère que le vecteur, à vocation inclusive, ’degré de soumission aux contraintes’, où l’on suppose que tout déplacement vers la droite du graphe indique une adhésion plus poussée, de la part de l’individu, à l’une au moins des attitudes socialement prescrites.

436.

Pour simplifier la présentation, nous n’avons pas repris les courbes épaisses qu’affectionne tout particulièrement l’auteur. Le raisonnement d’ensemble n’en est guère modifié. Avec de telles courbes, les points de tangence entre les courbes U et S ne décrivent plus un sentier d’équilibres, mais un ’tunnel’ d’équilibres.

437.

Soit une situation qui l’engage à témoigner un degré raisonnable de soumission aux contraintes -et, partant, un degré raisonnable d’effort et de rationalité-, qui le soumet à un degré de pression jugé supportable, qui lui permet de trouver un compromis entre ses aspirations spontanées et ses aspirations socialement conditionnées.