3.1.1. Convergence des seuils d’aspiration et sélection naturelle économique : deux contre-arguments classiques à la thèse du satisficing

Très tôt, Simon s’est fait l’écho du scepticisme occasionné par sa thèse du satisficing. Cette réaction semble alors reposer sur un double argument, propre à constituer une riposte aux suggestions de Simon [1955] telles qu’elles semblent affecter, plus spécifiquement, la théorie de la firme. L’auteur écrit : ’It has sometimes been argued that the distinction between satisficing and maximizing is not important to economic theory. For in the first place, the psychological evidence on individual behavior shows that aspirations tend to adjust to the attainable. Hence in the long run, the argument runs, the level of aspiration and the attainable maximum will be very close together. Second, even if some firms satisficed, they would gradually lose out to the maximizing firms, which would make larger profits and grow more rapidly than the others’ (Simon [1959, p. 263 ; 1963, p. 730]). Ces deux arguments sont bien connus. Quant à la riposte simonienne, elle repose sur l’identification des présupposés censés fonder l’un comme l’autre de ces arguments. Il poursuit : ’‘Both of these arguments assume that : 1) firms know how to go maximizing if they want to, and 2) the economic environment of firms changes slowly enough that the long run position of equilibrium will be approached’’ (ibid.). Aussi Simon [1959, 1963] argue-t-il de la complexité et de l’instabilité de l’environnement économique afin de relativiser la portée des processus adaptatifs envisagés.

A dire vrai, pourtant, la riposte simonienne révèle de la part de l’auteur une interprétation erronée de la thèse de la ’sélection naturelle économique’ (SNE), improprement baptisée ’thèse d’Alchian’ ; car s’il est fondé de rejeter cette thèse au titre que l’instabilité environnementale semble devoir constituer une entrave au déploiement du processus de sélection, il est inexact d’affirmer que la complexité puisse constituer un obstacle au dit processus. Il paraît effectivement douteux, en environnement instable, que les firmes les mieux adaptées demeurent, de période en période, essentiellement les mêmes. Faute cependant d’une telle occurrence, qui inscrirait le succès dans le temps, les processus sélectifs ne sauraient guère produire d’effets. Mais invoquer ici la complexité, c’est omettre que ni Alchian [1950], ni Friedman [1953] n’ont insinué que l’entrepreneur disposait (forcément) des facultés cognitives susceptibles de lui permettre de maximiser intentionnellement son profit. L’argument évolutionniste permet précisément de se dispenser de toute hypothèse quant aux processus qui conduiraient à l’adoption d’une stratégie optimale. Quoi qu’il en soit, Simon semble tenir, dans l’instabilité, un contre-argument amplement suffisant. Ce point paraît d’autant plus juste que la stabilité est une condition nécessaire mais non suffisante de la survie des seuls maximisateurs (de profit). Ainsi, comme le rappelle, ailleurs, Simon lui-même : ’‘All we can conclude from natural selection is that the fitter will survive in competition with the less fit. There is no theorem that proves that the process will converge, in historical time, to limit survival to the absolutely fittest -those who have found the objective optimum’’ (Simon [1978a, pp. 504-5]).439

La perspective d’une éventuelle convergence du seuil d’aspiration vers l’optimum est, quant à elle, plus certainement remise en cause tant par l’impact de la complexité que par celui de l’instabilité. C’est là une configuration heureuse pour le comportementaliste, puisque cet argument défensif avancé par les promoteurs de l’hypothèse de rationalité voit sa pertinence s’étendre, a priori, au-delà des seuls environnements concurrentiels.440 L’instabilité heurte de front l’argument dans la mesure où l’ajustement idéal du seuil d’aspiration n’est possible que si le décideur se trouve confronté à une structure environnementale peu mouvante, faute de quoi l’apprentissage requis ne saurait avoir lieu.441 Mais la stabilité n’est aux yeux de Simon, et de bien des comportementalistes, qu’une condition nécessaire mais non suffisante. En effet, encore faut-il ici que le décideur vienne à bout de la complexité qui, le cas échéant, marque sa situation-problème : un environnement stable, propre à offrir des expériences répétées, peut demeurer difficile à percer.442 Lewin et al. [1944], d’ailleurs, font expressément valoir que l’ajustement (à la hausse) du seuil d’aspiration doit souvent trouver ses limites, le décideur n’aspirant pas à un résultat qu’il sait ou pense hors d’atteinte.

Notes
439.

Alchian [1950] n’en dit pas davantage. La SNE au sens de cet auteur -la véritable ’thèse d’Alchian’- pose, pour contrainte de viabilité, la réalisation intentionnelle ou accidentelle de profits positifs. Ainsi, il écrit : ’The pertinent requirement -positive profits through relative efficiency- is weaker than ’maximized profits’, with which, unfortunately, it has been confused. Positive profits accrue to those who are better than their actual, even if the participants are ignorant, intelligent, skillful. (...) Even in a world of stupid men there would still be profits’ (Alchian [1950, p. 213]).

440.

On n’aura pas perdu de vue, en effet, que l’argument de la SNE n’a tout simplement pas de sens pour ce qui est, à titre d’exemple, des choix du consommateur. Sur ce point, cf. Camerer [1990, pp. 128-9] et Thaler [1996, pp. 228-9].

441.

Radner [1975, p. 254] résume parfaitement le point, qui écrit : ’an environment that changes at unpredictable times and in unpredictable directions may make past improvements obsolete, so that the individual is engaged in a race between improvement and obsolescence’.

442.

Cf. Ch 4, § 2.1.1, supra. Thaler [1996, p.235] constate : ’the economic model probably works best for simple, repeated tasks, and worst for complex infrequent tasks. Of course, this conclusion is somewhat disconcerting. The most important life decisions (...) are all both difficult and rare’.