On pourrait développer notre présentation de l’une et l’autre de ces controverses par où la question de la pertinence de la thèse du satisficing se voit âprement débattue. Nous souhaitons cependant, dans cette section, privilégier l’interprétation pseudo-comportementaliste de cette thèse ; une interprétation plus récente, moins discutée mais aussi, à certains égards, plus général. Ainsi, il est apparu intuitif, pour l’auteur pseudo-comportementaliste, de réexaminer le débat relatif aux finalités générales du comportement individuel (de réexaminer l’opposition satisficing/optimizing) à l’aune d’un cadre élargi qui prendrait acte de l’ensemble des coûts induits par l’activité de prise de décision. En effet, les justifications tant motivationnelles que cognitives de la thèse du satisficing semblent irrésistiblement soulever la question suivante : compte tenu des coûts inhérents à l’activité même de décision, n’est-il pas rationnel, pour le décideur, de se fixer un niveau d’objectif qui puisse paraître, a priori, tout juste ’satisfaisant’ ? De fait, les contributions ne manquent pas qui participent, peu ou prou, de la réflexion sur la thématique des ’coûts de décision’.443 On peut certes regretter, d’emblée, que les définitions ou les caractérisations du concept en restent, d’une contribution à l’autre, assez largement superficielles. Dans l’ensemble, néanmoins, ces divers travaux pointent clairement vers une structuration du concept de coûts de décision qui repose sur un examen de la nature ou/et de la destination des coûts dont il est question.
Envisager les coûts de décision sous l’angle de leur nature conduit à opposer fondamentalement des coûts qui seraient d’essence psychologique à des coûts d’ordre économique. Les premiers surgiraient de la pénibilité de l’activité de décision, relevant ainsi d’une réalité interne, subjective. Les seconds auraient pour source les coûts monétaires induits par cette même activité, recouvrant de la sorte une réalité externe, objective. De façon dérivative, on peut vouloir introduire ici la catégorie des ’coûts d’opportunité de l’activité de décision’, laquelle résulte de la prise en compte de l’usage alternatif que pourrait recevoir le temps ou l’attention déployé par l’agent, en sa qualité de décideur. On le verra plus loin, cette catégorie est au coeur d’une ’problématique situationnelle globale’ qui tient à l’examen des mécanismes responsables de l’allocation du temps/de l’attention parmi des activités multiples, au rang desquelles se place la décision. Sacrifiant néanmoins à une pratique bien établie, nous envisagerons -sauf spécification contraire- la rubrique des ’coûts de décision’ au travers de son seul volet ’direct’.
Voilà donc pour ce qui en est de la ventilation de ces coûts selon leur nature. Appréhender, maintenant, les coûts de décision au regard de leur destination conduit à supposer que ces coûts sont tantôt affectés aux activités de recueil d’information, tantôt à celles de traitement de l’information. On en vient ainsi, fondamentalement, à contraster, d’une part, ’coûts psychologiques’ et ’coûts économiques’ et, d’autre part, ’coûts d’information’ et ’coûts d’analyse’.444 Il peut bien sûr paraître tentant de rabattre une perspective sur l’autre. Ainsi Conlisk [1988, 1996] invite-t-il, incidemment, à penser que les coûts d’information auraient essentiellement la forme de coûts économiques, quand les coûts d’analyse (les ’deliberation costs’ de l’auteur) renverraient, plus spécifiquement, à des coûts psychologiques. Sous les circonstances ordinaires de la décision, cependant, de tels appariements semblent ne pouvoir constituer qu’une perspective somme toute approximative.445
Si, à l’évidence, les conditions écologiques de la décision confrontent, le plus souvent, le décideur à des coûts tant économiques que psychologiques446, de même qu’elles l’amènent à entremêler activités de recueil et de traitement de l’information447, cette double grille d’analyse ne manque pas d’intérêt au regard des considérations développées au cours de la précédente section. Il semble ainsi que l’origine des coûts psychologiques se doive d’être plus spécifiquement rapprochée des difficultés qui affectent les aptitudes motivationnelles du décideur, alors qu’il conviendrait davantage de lier coûts économiques et limitations cognitives du décideur. On peut en effet estimer que les coûts psychologiques sont, toutes choses égales par ailleurs, d’autant plus élevés que les aptitudes motivationnelles s’avèrent limitées. Symétriquement, les coûts économiques peuvent apparaître quant à eux, toutes choses égales par ailleurs, d’autant plus élevés que sont limitées les aptitudes cognitives. Il y a donc là, pour les partisans d’une analyse en termes de coûts de décision, une voie par où chacune des justifications de la thèse du satisficing semble pouvoir être (ré)interprétée.
De même la distinction, suggérée en particulier par Conlisk [1988, 1996], entre les coûts de décision en tant qu’ils résultent, d’une part, des tâches de recueil de l’information et, d’autre part, des activités de traitement de l’information, nous paraît-elle intéressante. C’est autour de cette seconde partition, en effet, que se sont récemment agencés les assauts menés à l’encontre de la thèse du satisficing par les auteurs pseudo-comportementalistes, au premier rang desquels Conlisk se trouve. Le doublet conceptuel coûts d’information/coûts d’analyse ne semble-t-il pas d’ailleurs emprunter à la critique simonienne ? Ainsi Conlisk [1996, p. 690] remarque : ’‘it is natural to view decisions as ’produced’ by a decision technology with two imputs, costly information gathering and costly deliberation’’, avant de se proposer de combler le retard qui sépare les ’modèles de coûts d’analyse’, naissants, des ’modèles de coûts d’information’, déjà bien établis. Que l’on ait affaire à l’une ou l’autre de ces catégories de modèle, pourtant, on va être amené à constater qu’une seule et même perspective générale anime l’entreprise pseudo-comportementaliste. Elle conduit à montrer qu’une endogénéisation des coûts de décision peut permettre de rendre compte, dans le cadre d’analyse standard, de l’existence de comportements perçus, par les auteurs comportementalistes, comme non optimisateurs.
Cf., notamment, Baumol & Quandt [1964], Conlisk [1988, 1996], Day & Pingle [1991], Stigler [1961], Mongin [1986], Mongin & Walliser [1988], Radner & Rothschild [1975], Simon [1955, 1978a], Smith & Walker [1993], Winston [1987, 1989], Winter [1964, 1975]. Par ailleurs, Conlisk [1996] et Hodgson [1997] rappellent, respectivement, que cette thématique des coûts de décision se trouve déjà présente chez Knight [1921, p. 67], d’une part, et Clark [1918, p. 25], d’autre part.
On retient ici, en l’amendant quelque peu, la terminologie suggérée par Conlsik. L’auteur a initialement opposé ’information costs’ et ’optimization costs’ (Conlisk [1988]), avant d’opter pour la distinction entre ’information costs’ et ’deliberation costs’ (Conlisk [1996]). Mongin & Walliser [1988, p. 440] ont, quant à eux, suggéré une distinction tout à fait similaire. Ainsi opposent-ils ’discovery costs’ et ’computation costs’.
Au demeurant, la contribution fondatrice de Stigler [1961] à l’examen des mécanismes de recueil de l’information accorde une place prépondérante aux coûts de décision d’ordre psychologique (résultant de l’effort occasionné par l’inspection de différents points de vente, cf. ci-après § 3.1.3.). De même, si Conlisk [1988, 1996] semble bien vouloir réduire ses ’deliberation costs’ (Conlisk [1988] retient la dénomination -plus restrictive- d’’’optimization costs’) à des coûts psychologiques (au point que Smith & Walker [1993] identifient les ’optimization costs’ de l’auteur à de simples ’coûts d’effort’), la seule caractérisation explicite de ces coûts que nous livre l’auteur (Conlisk [1988, p. 214]) laisse apparaître certaines considérations d’ordre manifestement économique. Des considérations qui, par la même occasion, brouillent cette distinction tranchée sur laquelle l’auteur ouvre son article : ’Decision-making is a costly activity in two ways. (i) Gathering information is costly. (ii) Given the information, seeking an optimal action is costly’ (Conlisk [1988, p. 213]).
Les conditions expérimentales permettent de réduire les coûts de décision aux seuls coûts d’analyse qui prennent alors, pour l’essentiel, la forme de coûts psychologiques (cf. Smith & Walker [1993]).
Ainsi Winston [1989, p. 67] constate-t-il (de façon prudente) : ’rationality uses time, energy and goods and services like books, computers and lawyers -ressources devoted to searching for information and its processing-’ (nous avons ajouté les italiques). Où il apparaît que l’’énergie’ renvoie à des coûts psychologiques, alors que l’évocation des ’biens et services’ souligne l’existence de coûts économiques. Quant à la dimension temporelle elle prend acte du rôle dérivé des coûts d’opportunité de l’activité de décision.