3.2.2. L’endogénéisation optimale des coûts de décision : les objections empiriques

La principale objection formulée par Leibenstein et, plus encore, par Simon à l’encontre de la relecture pseudo-comportementaliste de leur thèse respective du satisficing est d’ordre empirique : cette relecture ne ferait que déplacer chacun des problèmes stigmatisé. Ainsi, le propos de Simon se fonde sur l’affirmation suivant laquelle la solution optimale demeure, comme suite des aptitudes cognitives limitées du décideur, souvent hors d’atteinte. L’auteur écrit : ’‘For most problems that Man encounters in the real world, no procedure that he can carry out with his information-processing equipment will enable him to discover the optimal solution, even when the notion of ’optimum’ is well defined’’ (Simon [1976, p. 135]).455 Les modèles de coûts de décision ne font pourtant que créer des méta-problèmes qui, à l’aune d’un tel postulat, ne sauraient davantage recevoir de réponse optimale. Les modèles de search espèrent rendre compte de l’absence d’information en introduisant une information additionnelle relative aux coûts de recherche et aux gains espérés. De même Conlisk entend-t-il faire justice des difficultés inhérentes aux capacités de traitement de l’information en supposant le décideur capable de traiter, de façon optimale, un problème dont on a aucune raison de supposer qu’il serait plus simple... La perspective pseudo-comportementaliste repose donc, toute entière, sur l’introduction de méta-problèmes dont la résolution optimale semble exiger, de la part du décideur, des capacités de recueil/traitement de l’information au moins aussi importantes que s’il s’agissait de déterminer l’optimum initial (Simon [1978, p. 12 ; 1979, p. 503 ; 1992, p. 26]).

Leibenstein, quant à lui, met l’accent sur les aptitudes motivationnelles limitées du décideur afin de justifier le renoncement à l’optimum. Pour l’économiste versé aux raisonnements standards, on l’a dit, une telle interprétation semble instantanément en appeler au concept de ’coûts de décision’. La rhétorique économique révèle pourtant une incompréhension fondamentale des processus motivationnels. Il est de coutume, chez les psychologues, d’envisager la motivation comme une forme d’énergie qui peut apparaître, à un moment donné, strictement contingentée. Dans ces conditions, il s’avère significatif d’affirmer qu’un individu a choisi une option non optimale, comme suite d’une certaine faiblesse ou nonchalance motivationnelle. Il n’est pour s’en convaincre qu’à se remémorer les développements consacrés plus haut aux contingences inter-temporelles.456 Les affres du ’regret’ peuvent résulter comme conséquence tangible de ces carences inhérentes aux motivations du décideur. Si telle est bien la réalité des processus motivationnels, comme semble le croire Leibenstein, n’est-il pas alors douteux de supposer que le décideur sera proprement motivé pour apporter une solution optimale à un méta-problème certainement plus exigeant encore que doit l’être le problème initial qu’il s’est révéler incapable, pour des raisons motivationnelles, d’optimiser ? On le voit, l’interprétation pseudo-comportementaliste ne fait ici encore que déplacer, et non pas résoudre, le problème des aptitudes limitées du décideur (Leibenstein [1985, p. 13]).

Les auteurs dont les travaux forment le coeur de la nébuleuse comportementaliste invitent donc, pour l’essentiel, à considérer la thèse du satisficing comme corollaire nécessaire des limitations qui grèvent les aptitudes, motivationnelles et/ou cognitives, du décideur. Certes, si les justifications motivationnelles et cognitives de la thèse semblent pareillement soutenir cette conclusion, il convient pourtant de concéder le statut privilégié qu’occupent celles-ci au regard de celles-là. Deux points permettent d’asseoir un tel constat. Il faut remarquer, d’abord, que les justifications motivationnelles, en tant qu’elles s’attachent à la décision, ne peuvent convenablement opérer que sur fond des limitations cognitives du décideur. De Cyert & March [1963] à Leibenstein [1976], ces justifications constituent foncièrement des théories de l’énergie motivationnelle limitée. Or, pour imager notre propos, le rendement énergétique paraît en ces domaines d’autant plus élevé que s’avèrent importantes les aptitudes cognitives du décideur. A la limite, pour celui qui disposerait d’aptitudes proprement illimitées, un niveau de motivation et d’effort même minimal conduirait systématiquement à l’optimum.

On notera, ensuite, que si la complexité, l’instabilité ou l’incertitude confèrent à la thèse du satisficing le caractère d’une nécessité absolue, l’argument motivationnel établit davantage une nécessité relative. Les justifications motivationnelles sont ainsi source de nécessité dans la seule mesure où elles affirment, à la suite de Leibenstein, que la motivation intrinsèque du décideur ne le conduira pas généralement à saturer son potentiel cognitif, ou encore, à la suite de Cyert et March, que le décideur retiendra, sous des conditions ordinaires de motivation, un niveau de performance qui se situe en-deçà du niveau cognitivement accessible. Mais ce n’est là souvent qu’une nécessité relative car, ainsi que le concèdent Leibenstein au titre de sa théorie de la rationalité sélective ou Cyert et March au titre de leur théorie du ’slack’, des motivations extrinsèques peuvent généralement conduire le décideur à accroître son niveau d’effort.

Ce dernier constat semble au demeurant globalement compatible avec les leçons que l’on est en droit de tirer de la ’querelle des incitations’, évoquée plus haut. En effet, les résultats expérimentaux permettent d’affirmer, d’une part, que le rôle des incitations monétaires n’est pas trivial. Il existerait fréquemment une certaine corrélation (positive) entre la qualité de la réponse donnée par le sujet457 et le montant des rétributions financières en jeu.458 Il apparaît, d’autre part, que de nombreuses ’anomalies’ restent insensibles au niveau des rétributions en jeu et, de façon plus générale -mais cela est-il réellement surprenant ?-, que nombre de solutions doivent demeurer, quel que soit l’étendue de sa motivation, hors de portée des aptitudes cognitives du décideur.459 Sauf à supposer, dogmatiquement, que les coûts de décision sont extraordinairement élevés, cette seconde conclusion invite à reconnaître cette vérité triviale ‘: ’what a person cannot do he will not do, no matter how much he wants to do it’’ (dans les termes de Simon [1969/1981, p. 36]).460

Si les auteurs comportementalistes envisagent bien la thèse du satisficing comme le fruit d’une certaine nécessité, ils ne rejettent pas, pour autant, l’idée que des arbitrages entre coût et qualité de la décision puissent effectivement prendre place. Il est juste cependant d’avancer que de tels arbitrages, lorsqu’ils ont lieu, semblent pour ces auteurs devoir essentiellement procéder sur une base intuitive, approximative (cf. Simon [1978a]). Ces calculs ’à la louche’ viendraient ainsi, plus secondairement, conférer à la quête de résultats satisfaisants un caractère raisonnable. Une telle position résonne d’ailleurs en écho des constats empiriques consignés par les psychologues. Ainsi Payne et al. [1992, p. 113] indiquent-ils : ’‘studies of the adaptiveness of actual decision behavior to changes in decision tasks, contexts, and goals show that people often adapt their behavior in ways that seem reasonnable given a concern for both decision effort and decision accuracy’’ (nous avons ajouté les italiques). Affirmer cependant, à l’instar de Smith & Walker [1993, p. 260], que le décideur procède à une endogénéisation optimale des coûts de décision -de sorte à offrir un fondement rationnel à la thèse du satisficing- constitue assurément, pour les comportementalistes, une démarche excessive. On a déjà rapporté les objections empiriques qu’adressent ces auteurs à l’encontre de l’interprétation pseudo-comportementaliste. Ne pas vouloir concéder, en ces domaines, les limites de l’hypothèse de rationalité confronte en fait les promoteurs de cette dernière interprétation à des objections peut-être plus épineuses encore.

Sans encore quitter le terrain empirique, on voudrait ici faire remarquer que supposer invariablement la rationalité du décideur doit conduire, en tout état de cause, à inscrire la perspective d’une endogénéisation optimale des coûts de décision dans un ’cadre situationnel’ non pas seulement ’local’, mais aussi ’global’. C’est ici que la catégorie dérivative des coûts d’opportunité de l’activité de décision fait son apparition au rang des coûts de décision. En effet, il ne s’agit pas seulement, pour le décideur proprement rationnel, de mettre en balance coût et qualité de la réponse qu’il convient d’apporter à telle situation-problème ou classe de situations-problème, prise isolément, mais aussi de lier, par des considérations similaires (c’est-à-dire au travers de calculs coûts/avantages), l’ensemble des activités réalisables sur un laps de temps spécifié. Or, l’(a ré)interprétation pseudo-comportementaliste de la thèse du satisficing se contente, pour l’essentiel, d’envisager la seule question de l’endogénéisation des ’coûts directs’ de l’activité de décision. Elle prend place en fait, nous aurons l’occasion d’y revenir461, dans un cadre situationnel que l’on qualifierait volontiers de ’local-singulier’, dans la mesure où les situations-problème envisagées sont, peu ou prou, traitées comme uniques et non récurrentes.

On peut certes, à l’instar de Winston [1987, 1989], vouloir relever le défi d’un éclairage théorique qui apprécierait l’endogénéisation des coûts de décision au regard du cadre situationnel global, de la problématique soulevée par la question de l’allocation d’un temps, d’une attention, ou d’un effort strictement contingenté parmi des activités concurrentes. Ainsi l’auteur en vient-il à supposer, sur les pas de Becker [1976, Ch 6], que l’agent optimise une ’fonction d’utilité en flux instantané’. Confronté tout au long d’une journée à une multitude de ’choix d’activités’, il retiendrait à chaque période l’activité qui lui assure le maximum d’utilité (présente et à venir), nette des coûts (directes et indirectes) de sa ’production’.462 L’agent choisirait ainsi la séquence d’activités qui rend maximale l’utilité nette totale retirée d’une journée. Décider (réfléchir, délibérer ou calculer...) ne constituant qu’une activité parmi d’autres, il doit apparaître souvent optimal de ne pas donner une réponse optimale à telle ou telle situation-problème locale.463 Si donc la problématique à laquelle renvoie notre cadre situationnel global semble en mesure de recevoir a priori un traitement rationnel, les aptitudes prêtées dans cette perspective au décideur ne peuvent manquer d’échapper, davantage encore, au domaine de ce que les comportementalistes authentiques jugeraient comme empiriquement concevable. On verra plus loin que ces auteurs font valoir, eu égard à cette problématique, l’attrait d’une lecture évolutionniste des mécanismes du satisficing mais aussi de l’habitude.464 Quoi qu’il en soit, le désir de maintenir coûte que coûte l’hypothèse de rationalité n’entraîne pas que des objections empiriques. Concluons donc ce chapitre sur une brève présentation de cette autre catégorie que constituent les objections logiques (cf. Mongin [1988]).

Notes
455.

Cf. aussi son ’principle of bouded rationality’ (Simon [1957], § 2.1 1., supra, ce chapitre).

456.

Cf. Ch 3, § 2.3.3., supra.

457.

Telle que celle-ci peut être appréciée au regard d’un standard objectif dont a connaissance l’expérimentateur.

458.

Cf. Payne et al. [1992, pp. 111-16], Smith & Walker [1993].

459.

Cf. Tversky & Kahneman [1988, p. 187], Payne et al. [1992, pp. 115-16].

460.

Déjà Schoemaker [1982, p. 554] pouvait s’estimer fondé à conclure, relativement à cette querelle naissante, : ’The failure to optimize appears to be cognitive (i.e., related to the way problems are structured and what decision strategies are used) rather than motivationnal (i.e., the amount of menta effort expended)’.

461.

Cf. Ch 6, § 3.2. infra.

462.

L’agent doit, en outre, suggère Winston, choisir le degré d’intensité avec lequel il désire pratiquer une activité donnée.

463.

Winston [1989, p. 76] résume : ’Choosing to do any activity means choosing not to do something else, so a major determinant of how much rationality one will optimally produce must be the relative attractiveness of the other things one could be doing. It may be deeply rewarding to spend one’s time carefully thinking through an automobile purchase but if it is even more attractive to spend the time thinking carefully about one’s career -or not thinking at all but skiing or spending time with a friend (...)- then the choice of automobiles will optimally be made with less rationality’.

464.

Cf. Ch 6, § 3.2. infra..