3.2.3. L’endogénéisation optimale des coûts de décision : quelques objections logiques

La plus répandue, et la plus discutée, des critiques formulées à l’encontre des modèles de coûts de décision pointe l’existence d’une aporie apparemment incontournable. En effet, vouloir endogénéiser les coûts d’analyse dans le cadre d’un méta-problème d’optimisation semble fatalement conduire à envisager la nécessité d’endogénéiser les coûts d’analyse inhérents au méta-problème lui-même, de sorte qu’émerge un méta-méta-problème d’optimisation... Prendre acte des coûts de décision et, en l’occurrence, des coûts d’analyse, c’est donc ouvrir une véritable boîte de Pandore ; une boîte qui renferme la perspective d’une ’régression infinie’. Comme le rappelle Conlisk [1996, p. 687], cette difficulté logique avait déjà été remarquée, à défaut d’être véritablement discutée, par Savage [1954], Marschak & Radner [1972] ou encore Winter [1975]. La plupart des auteurs s’étant attardés à discuter des conséquences du problème de la régression infinie conviennent qu’il s’agit là d’un obstacle insurmontable pour les modèles d’optimisation. Pour l’essentiel, cette conclusion repose sur la concession empirique qui suit : en pratique, le décideur mettra précocement fin à la spécularité qu’entraîne l’endogénéisation des coûts de décision, de sorte qu’il ne saura jamais si sa décision est ou non optimale. Mongin & Walliser [1988] proposent, par ailleurs, une argumentation formelle qui plaide contre la possibilité d’une optimisation qui tiendrait intégralement compte des coûts de décision.

C’est une difficulté d’un certain point de vue symétrique que Day & Pingle [1991] évoquent lorsqu’ils s’attachent à prolonger un principe fondamental censé présider à toute activité économique : le souci d’utiliser au mieux (avec le plus de parcimonie possible) ses ressources (économiques et/ou psychologiques), le souci d’économiser. Or, il apparaît que les processus de décision délibérés, qui conduisent communément le décideur à identifier des gisements d’économies, sont eux-mêmes des activités coûteuses. Il peut être tentant, dès lors, pour le décideur, d’économiser sur les coûts de décision qu’il encours afin d’économiser (’economizing economizing’). Une régression tout aussi insurmontable que la précédente est alors susceptible de s’enclencher. Cette fois, pourtant, elle semble inviter le décideur non pas à intégrer indéfiniment des coûts de décision mais plutôt à cesser toute activité authentique, donc coûteuse, de décision. Le paradoxe fondamental de la perspective que suggèrent les auteurs tient au fait que ’‘toute tentative visant à calculer quel peut être le meilleur des choix rend la sélection de ce choix impossible’’ (Day & Pingle [1991, p. 520]). A l’évidence, la présentation des auteurs repose sur l’idée, quelque peu artificielle, que le niveau maximal d’utilité ne peut être atteint que si le décideur retient la solution optimale ou préférable sans encourir les coûts de décision nécessaires à la détection de cette solution idéale. Cela ne peut manquer d’évoquer la situation de l’’imbécile heureux’. C’est là néanmoins une conséquence logique de l’introduction des coûts de décision dans le raisonnement économique.

Enfin, dans un registre différent, Leibenstein [1985] s’est attaché à dénoncer les incohérences (méthodo)logiques qui menacent l’hypothèse de rationalité dès lors que celle-ci prétendrait, en tant que source d’éclairage descriptive du comportement, à l’exclusivité. L’essentiel du propos de l’auteur repose sur la conviction qu’une telle visée est auto-destructrice. Le constat central amène ici Leibenstein à faire remarquer que le concept de ’maximisation’ -ou d’’optimisation’- peut n’avoir de sens que pour autant que des occurrences non maximisatrices soient envisageables. C’est là, pour l’auteur, une implication sémantique élémentaire. Or, précisément, les interprétations pseudo-comportementalistes de la thèse du satisficing, notamment dans son expression leibensteinienne, conduisent à nier cette éventualité. Le concept de maximisation se voit, de la sorte, privé de son contenu tant linguistique qu’empirique, poussant l’économiste dans ses retranchements instrumentalistes.

De par un argument tout à fait similaire, Leibenstein encore dénonce la dénaturation dont sont victimes, dans le cadre d’analyse standard, les concepts de choix ou de préférence... Pour l’auteur, en vérité, l’économiste versé aux modes de raisonnement standards ne serait pas tant enclin à l’instrumentalisme, qu’il n’est emprisonné dans ses habitudes, ses réflexes de pensée. Ce sont eux qui le cantonnent à ’un système de raisonnement en boucle fermée’, le rendent inapte à concevoir la non optimalité, bien que ’‘pour ceux qui raisonnent hors de la boucle la perspective de comportements non maximisateurs apparaisse comme hautement raisonnable’’ (Leibenstein [1985, p. 7]).

Mais Leibenstein esquisse également une seconde critique, peut-être plus gênante encore, car donnant prise à une objection interne. La perspective motivationnelle de l’auteur se fonde, on l’a vu, sur le présupposé d’une aversion spontanée pour l’effort. Qu’advient-il si l’on couche ce présupposé dans les termes d’un ’goût pour la non maximisation’ ? N’est-il pas à tout le moins curieux de supposer l’endogénéisation optimale d’une aversion pour l’optimisation ? Pour Leibenstein [1985, p. 13], vu sous cet angle, la conclusion s’impose : ’‘It must seem obvious that if an individual is not making maximizing decisions because of a taste against making them, then maximization is not taking place’’...