1.1.1. Habitude versus décision : le modèle dual du comportement humain

L’unité de la tradition comportementaliste paraît incontestablement à son faîte quand il s’agit d’examiner, à un niveau très général, les vecteurs cognitifs du comportement humain. Il se dégage de bien des travaux comportementalistes, en effet, une grille de lecture unifiée du comportement qui opère sur un mode essentiellement binaire, invitant à contraster deux grandes ’méta-procédures’ susceptibles d’assurer l’adaptation des moyens aux fins de l’action. Ainsi celui-ci apparaît-il tantôt comme le produit d’une réponse habituelle, routinière, tantôt comme le résultat d’une décision, d’une délibération. De fait, les doublets conceptuels ne manquent pas qui, au sein de la tradition comportementaliste, s’attachent à rendre compte de cette opposition fondamentale entre ce que nous retiendrons de qualifier l’habitude (ou la réponse habituelle), d’une part, et la décision (ou la réponse décisionnelle), d’autre part. Katona [1951] avance la distinction entre ’habitual behavior’ et ’genuine decision-making’, quand March & Simon [1958] évoquent l’opposition entre ’routinized responses’ et ’problem-solving responses’, ou encore, entre ’programmed decisions’ et ’nonprogramed decisions’ (Simon [1958]). Leibenstein [1985, 1987] réintègre, quant à lui, ce mode d’appréhension dual dans le cadre d’une analyse plus générale qui le conduit à opposer les ’noncalculated’ aux ’calculated procedures’, où l’habitude apparaît comme une disposition relevant des procédures non-calculées.

Certes, les auteurs comportementalistes reconnaissent aisément les limites de la vision binaire qu’ils proposent. Outre le fait qu’il ne s’agisse pas, pour ces derniers, de nier l’existence de réactions émotionnelles ou affectives465, sans parler même de réflexes physiologiques, qui échappent évidemment à leur grille d’analyse, les membres de l’’école Carnegie’ ont pu inviter, çà et là, à penser l’opposition entre habitude et décision comme décrivant un continuum. Toute forme de résolution de problème cristalliserait, dans cette perspective, des mécanismes programmés, de même que toute activité routinière nécessiterait la résolution de problèmes, aussi élémentaire fussent-ils. Si une telle position conduit, certes, l’’école Carnegie’ à envisager une interpénétration des processus habituels et décisionnels, c’est bien néanmoins une appréhension essentiellement binaire des vecteurs cognitifs du comportement qui prévaut au sein tant de l’école que du courant comportementaliste dans son ensemble.466 L’unité du courant, en ces domaines, ne se limite d’ailleurs pas à ce seul constat général.

Par-delà la diversité des terminologies retenues, afin de restituer ce contraste fondamental entre réponses habituelles et réponses décisionnelles, les présentations comportementalistes s’accordent à souligner trois points qui permettent communément de circonscrire la notion d’habitude et, par contraste, celle de décision. L’habitude est, dans un premier temps, conçue comme mettant en jeu des comportements répétitifs ; elle conduit à établir certaines réponses qui, en présence de stimuli donnés, se manifestent avec régularité. L’habitude est, ensuite, reconnue en ce qu’elle déclenche des réponses comportementales qui prennent place dans un délai de temps restreint. Enfin, l’habitude se voit singularisée par le caractère ’automatique’, car largement sub-conscient, des mécanismes cognitifs qu’elle implique. Par contraste, donc, la décision se voit caractérisée par : 1) l’existence de réponses comportementales qui ne se révèlent pas, a priori, prédéterminées ou semblent, symétriquement, dotées d’un potentiel de variation appréciable, 2) la présence d’un laps de temps significatif entre le stimulus (la situation-problème) et la réponse comportementale (la solution), et 3) la mise en oeuvre de processus de raisonnement ouvertement conscients.

Quoique peu discutables, en vérité, ces caractérisations comparées de l’habitude et de la décision que retient le comportementaliste se doivent d’être, pour les besoins de notre propos, précisées, voire même ajustées. Ainsi convient-il de faire valoir que le coeur de l’opposition entre habitude et décision tient dans la nature supposée des vecteurs cognitifs du comportement. ‘Il faut entendre fondamentalement les réponses habituelles comme prenant appui sur des rigidités cognitives et donnant lieu à des rigidités comportementales’. Le caractère rigide des mécanismes cognitifs inhérents à l’habitude tient à ce que l’individu engagé dans un processus de réponse habituel n’appréhende pas la situation-problème de façon critique. Aucun effort n’est consacré à (ré)examiner les différentes options envisageables : la présence de certains stimuli tend à déclencher un ensemble de mécanismes cognitifs qui conduisent à l’exécution d’une configuration de comportements précise.

Dans cette optique, l’occurrence de rigidités comportementales, bien que constituant la manifestation par excellence des réponses habituelles, doit apparaître en elle-même comme une condition nécessaire, mais non suffisante, de leur présence. C’est un constat trivial que de signaler, en effet, qu’un examen critique récurrent d’une situation-problème non moins récurrente peut donner lieu à de telles rigidités comportementales. La réponse décisionnelle, en tant précisément qu’elle repose sur l’opération de ces vecteurs cognitifs flexibles qui sont l’occasion d’une délibération ou d’un calcul -d’un ajustement réfléchi-, peut donc aisément s’accommoder de cette dimension constitutive de toute réponse habituelle.

Ces remarques ne suffiraient pas toutefois à justifier la mise au point ici suggérée, quant au contraste entre habitude et décision, si ce dernier concept, tel que véhiculé par l’approche économique standard, n’était éminemment ambigu. En effet, le théoricien standard laisse parfois transparaître la perspective d’une flexibilité cognitive, d’un examen critique, qui s’exercerait de façon inconsciente et, somme toute, instantanée. Il en résulte une certaine déstabilisation, en ses bases, du contraste ternaire que l’on pouvait offrir, ci-dessus, entre habitude et décision. Aussi nous semble-t-il plus adéquat, afin de restituer la teneur profonde des oppositions en présence, de rapprocher la décision de la flexibilité cognitive plutôt que des sphères de la conscience, de même que l’habitude de la rigidité cognitive plutôt que des domaines du sub-conscient.467

Ainsi spécifié, l’éclairage binaire des vecteurs cognitifs du comportement que retiennent Katona, Leibenstein, March, ou encore Simon, est en contraste avec les représentations traditionnellement associées à l’hypothèse de rationalité. C’est que la perspective de comportements optimaux semble très largement reposer, dans le cadre de l’approche économique standard, sur l’opération de calculs, d’ajustements incessants qui, communément, mais pas nécessairement, procéderaient de façon consciente. De même, donc, que les auteurs standards semblent ne reconnaître pour ’méta-finalité’ du processus de décision individuel que le désir de parvenir à un résultat optimal, ils semblent ne placer que la seule décision au rang des ’méta-procédures’ susceptibles de conduire à la sélection d’une réponse comportementale. A l’instar de la flexibilité motivationnelle, la flexibilité cognitive des acteurs est réputée maximale : l’habitude et ses rigidités n’ont pas droit de cité.

Le contraste qui sépare, ici, le théoricien standard du comportementaliste peut paraître d’autant plus marqué que ce dernier a souvent fait valoir la prépondérance des réponses habituelles. Katona [1975, p. 218] constate : ’‘Problem solving behavior is a relatively rare occurrence (...) Habitual behavior occurs much more frequently (...) People act as they have acted before under similar circumstances, without deliberating and choosing’’. De même Simon [1947, p. 108] a-t-il pu écrire : ’The pattern of human choice is often more nearly a stimulus-response pattern than a choice among alternatives’. Dans cette perspective, la primauté des habitudes semble, pour ainsi dire, instaurer une forme d’’équilibre routinier’ qui ne se verrait perturbé que sporadiquement par l’occurrence de ’décisions authentiques’ (Katona [1951]).468

Non content, donc, de promouvoir une représentation alternative de la décision, dont on s’est fait l’écho au cours des chapitres précédents, le comportementaliste entend prendre acte de l’importance fondamentale de cette alternative à la décision qu’est l’habitude. Le point mérite sans doute d’être clairement notifié : l’habitude, comme vecteur de sélection des comportements, s’inscrit en opposition tant des représentations comportementalistes de la flexibilité cognitive, ou de la décision, que des représentations issues, en ces mêmes domaines, de l’approche économique standard. March [1994, p. 57] peut ainsi remarquer : ’Pure rationality and limited rationality share a common perspective, seeing decisions as based on evaluation of alternatives in terms of their consequences for preferences. This logic of consequences can be contrasted with a logic of appropriateness by which actions are matched to situations by means of rules’ (les italiques sont notres).

Notes
465.

Cf., Heiner [1986, p. 96], Leibenstein [1987], Etzioni [1988] ou Thaler [2000, pp. 139-40]). On peut certes estimer que les émotions relèvent davantage de la catégorie des vecteurs motivationnels du comportement. Dans la mesure, néanmoins, où elles occasionnent fréquemment des réponses ’impulsives’, ’irréfléchies’, elles s’imposent comme une alternative aux mécanismes tant de l’habitude que de la décision. Pour notre part, on serait enclin, en vérité, à considérer que les émotions relèvent d’une dimension à part entière, qui ne peut tout à fait se réduire aux sphères motivationnelles ou cognitives...

466.

Le traitement de l’opposition habitude/décision rejoint ici celui que reçoit l’opposition satisficing/optimizing, car il apparaît : 1) que bien des comportements ne relèvent véritablement ni des mécanismes du ’satisficing’ (ou de la rigidité motivationnelle), ni de ceux de l’’optimizing’ (ou de la flexibilité motivationnelle), 2) que la perspective d’une certaine interpénétration de ces deux mécanismes polaires, et non seulement de leur juxtaposition, s’est également vue envisagée (cf. Ch 5, § 1.1., infra.).

467.

Des considérations que Vanberg [1994a] intègre tout à fait dans sa distinction entre ’rational choice’ et ’adaptive rule-following’. Vanberg [1994b, p. 15] pouvait d’ailleurs affirmer : ’rational choice can be, and typically is, interpreted quite broadly as including not only deliberate choices but ’implicit choices as well’’. Reconnaître cette dimension implicite ne saurait, pour autant, conduire à invalider ce constat de Heiner [1986, pp. 97-8], qui écrit : ’Theorizing in economics largely stems from the idea of agents consciously maximizing in their poursuit of self-perceived goals’ (nous avons ajouté les italiques).

468.

De façon plus générale, Heiner [1986, p. 97] remarque : ’Of the entire spectrum of evolved behavior mechanisms, only a small fraction use conscious mental processes. In a metaphorical sense nature has been a master designer of tacitly generated behavior, with only limited attempts at designing consciously self-aware processes. In these latter cases, tacit mechanisms still substantially affect behavior’.